La campagne politico-médiatique qui a mis à l’honneur le chauvinisme national dans le dossier Alstom cache une autre réalité. Derrière la vente de l’essentiel de la branche « énergie » à General Electric, c’est toute la problématique de la bonne gouvernance d’entreprise et des super pouvoirs des dirigeants qui se pose une nouvelle fois au regard de l’intérêt des actionnaires minoritaires.
Les actionnaires minoritaires ont longtemps cru qu’il fallait se méfier des entreprises dont le capital était contrôlé par un actionnaire prépondérant, susceptible de privilégier ses propres intérêts. L’expérience récente montre qu’il faut se méfier davantage des actions des multinationales dont le capital est éparpillé et qui, au regard de la loi, n’appartiennent à personne. Comme on l’a vu avec l’affaire Vivendi/SFR/Numericable et plus récemment l’affaire Alstom/General Electric, la gouvernance de ces sociétés est sujette à caution et le code Afep-Medef censé y mettre de l’ordre, reste vague, non contraignant et relativement inefficient. En l’absence d’actionnaire détenteur seul ou de concert (avec d’autres actionnaires) de plus de 30% du capital, la protection des minoritaires est très vite bafouée.
Des présidents tout puissants
Les actionnaires de Vivendi et d’Alstom sont sur le point de se faire dépouiller. Jean-René Fourtou le président de Vivendi, a vendu SFR, le principal actif du groupe à ses amis de Numericable, juste avant de quitter la présidence du conseil de surveillance. Les minoritaires ne sauront sans doute jamais si Numericable était réellement le mieux disant face à son concurrent Bouygues. Impossible également de vérifier qu’il n’existe pas d’accords particuliers entre les ex-dirigeants de Vivendi et ceux de Numericable puisque toute la lumière n’a pas été faite sur les conditions de la vente. Les dirigeants de Vivendi ont promis de rendre une partie de l’argent aux actionnaires, certes, mais que vaudra l’action Vivendi une fois SFR cédé ?
Pour sa part, Patrick Kron, le PDG d’Alstom, s’est hâté de boucler le principe d’un transfert du contrôle de son pôle énergie à General Electric, c’est-à-dire l’activité centrale du groupe français. On se demande aujourd’hui pourquoi cette précipitation.
Sous la pression de l’Adam (Association de défense des actionnaires minoritaire), de l’AMF et de l’Etat, client d’Alstom, le PDG a tout de même accepté de faire voter cet accord en Assemblée Générale, d’ici la fin 2014. Mais sa décision est prise. Alstom retirera un peu plus de 12 milliards d’euros de la cession et aura peut-être besoin de cet argent pour payer des amendes car le groupe est sous les feux de la justice américaine, brésilienne et dernièrement britannique, pour des affaires de corruption. Les minoritaires auront-ils vraiment le choix ?
Dans ces deux cas d’école, la loi est parfaitement respectée. Vivendi et Alstom n’ayant pas d’actionnaires détenant, seul ou ensemble, plus de 30 % du capital, les dirigeants appuyés par des conseils d’administrations qu’ils ont fait élire, ont bien la capacité de céder des actifs essentiels au profit d’un tiers de leur choix, sans que les actionnaires n’aient leur mot à dire. Tout au plus, le conseil doit-il s’entourer d’experts pour valider le choix.
Le droit des sociétés reste un panier percé
Curieusement, on s’aperçoit seulement maintenant que ni le droit, ni la réglementation n’avait prévu d’empêcher une telle manoeuvre. Et dans le cas d’Alstom, ce n’est pas la campagne grand guignolesque d’Arnaud Montebourg pour « sauver » à la fois l’emploi, la « Francitude » et la transition énergétique, qui peut rassurer les investisseurs. Les règles du jeu sont faussées, le droit des sociétés est mal ficelé et les minoritaires risquent de se faire dépouiller. « Patrick Kron ne nous laissent que les bas morceaux », s’indigne Collette Neuville, président de l’Adam, qui défend l’intérêt de plusieurs fonds d’investissement dans ce dossier Alstom. Car, si les actionnaires individuels peuvent toujours se retirer sur la pointe des pieds sans trop peser sur les cours, les institutionnels sont piégés. Une fois le deal conclu, il n’y a plus suffisamment de volumes à l’achat sur le marché pour que leur retrait ne se solde pas par un effondrement de l’action avec, à la clé, des pertes pour les épargnants.
Des acrobaties sans filet pour l’actionnaire minoritaire
Si Vivendi ou Alstom avaient été détenus à plus de 30 % par un actionnaire ou un groupe d’actionnaires agissant de concert, le minoritaire aurait pu entrevoir une porte de sortie. L’AMF aurait pu obliger cet actionnaire de contrôle, à lancer une OPA sur le reste du capital de Vivendi ou d’Alstom à un prix correct, dès lors que le dirigeant se séparait « du principal de ses actifs ». Dans ce cas de figure, la situation de l’actionnaire minoritaire se serait apparentée à celle du consommateur. Il aurait bénéficié d’une « garantie ». C’est ainsi que les choses auraient du se passer chez Alstom, si Bouygues avait détenu 30% du capital et non 29,3 %. Chez Vivendi, s’il avait été possible de prouver que des actionnaires agissant de concert possédait plus de 30 % des actions, la même garantie de cours se serait imposée. Mais ce n’est pas le cas : Vincent Bolloré qui vient de se faire élire Président du conseil de surveillance (ce qui ne permet pas de douter de son influence au sein de la société) ne contrôle officiellement que 5 % du capital, ne faisant pas de lui non plus, un actionnaire de contrôle. Et personne ne peut le forcer à garantir le cours de Vivendi aux minoritaires après la cession de SFR.
Devant une situation aussi absurde, la place de Paris s’agite pour faire changer les règles du jeu. L’AMF a enfin décidé de s’attaquer à cette faille. Un groupe de travail planche, depuis début juillet, sur l’encadrement des cessions d’actifs. Il est constitué au sein de la commission émetteurs de l’AMF avec deux membres de l’AFEP (Association Française des entreprises privées) et aux premières loges à la présidence, le délégué général de l’ANSA ( association nationale des sociétés par action), Christian Schricke. Or, l’AFEP et l’ANSA sont bien connues pour leur tendance à faire passer l’intérêt des émetteurs et des dirigeants avant celui des actionnaires. Il faudrait pouvoir surveiller de près les débats, mais ce ne sera pas facile puisque ce l’AMF exige qu’ils se déroulent à huis clos. En tout cas, Colette Neuville, la présidente de l’Adam, invitée à exprimer son opinion risque de se sentir bien seule pour défendre l’intérêt des porteurs d’actions.
La loi Marini sur la cession d’actifs essentiels : une provocation ?
Il n’y a pas que l’AMF qui a mis en place une réflexion sur le sujet de l’encadrement des ventes d’actifs essentiels par les grandes entreprises cotées. Philippe Marini, le sénateur, président de la commission des Finances qui brigue la présidence du Sénat, a pris tout le monde de court en déposant fin juin un projet de loi pour encadrer les cessions d’actifs stratégiques. Il n’y va pas de main morte. Pour protéger les minoritaires d’une société française cotée à Paris, il souhaite purement et simplement obliger celui qui convoite plus de 50 % de ses actifs, à lancer une OPA sur la totalité du capital de la société. La proposition a quelque chose de provocateur, à l’heure où le gouvernement socialiste se préoccupe précisément d’éviter le rachat des fleurons français par des groupes étrangers afin de renverser autant que possible le mouvement de délocalisation. L’AFEP aux manettes au sein du groupe de travail de l’AMF, ne veut pas, elle non plus, entendre parler de la proposition Marini. Pour l’association patronale, le texte aurait pour conséquence d’empêcher des cessions d’actifs importants, et de paralyser les entreprises concernées. D’une façon générale les émetteurs préfèrent toujours l’autorégulation de la profession au texte de loi. L’association française des entreprises privées se contenterait donc de retoucher son code Afep Medef. Celui-ci pourrait ainsi faire valoir qu’en cas de cession de plus de 30 % des actifs d’une société, la consultation de l’assemblée générale soit la règle. Ce qui rapprocherait les pratiques françaises de celles de ses voisins anglo-saxons, où la limite se situe à 25 % des actifs cédés.
L’Adam croit toujours dans la démocratie actionnariale
Colette Neuville penche elle aussi pour faire jouer la démocratie actionnariale plutôt que de légiférer. « Il faut que la décision soit prise en Assemblé générale extraordinaire à la majorité des deux tiers », précise toutefois la présidente de l’Adam pour qui une vente des principaux actifs équivaut à une modification de l’objet social. Dans le cas d’Alstom qui a accepté le principe d’un vote du projet avec GE en AGE, il restera encore un point à régler toutefois. Bouygues, premier actionnaire d’Alstom, devra-t-il prendre part au vote de la résolution en question ? La présidente de l’Adam reste dubitative sur ce point. Elle soutient que le groupe de construction et de communication ayant signé un accord avec l’Etat Français, il a un intérêt direct (*) à la réalisation de la vente des actifs à General Electric votée à la prochaine AG. En toute logique, il serait donc préférable qu’il s’abstienne. L’affaire n’est peut-être pas terminée.