Alstom, scandale d’Etat, bientôt l’épilogue

La Commission Européenne vient de donner son accord au projet de cession de la branche Energie d’Alstom à General Electric. Cette affaire qui aura fait couler beaucoup d’encre sera bouclée dans quelques semaines. GE a accepté de sacrifier une partie de l’activité turbine à gaz de grande puissance, pourtant au coeur du projet de rachat. L’italien Ansaldo reprendra et continuera à exploiter et à développer la technologie de deux turbines d’Alstom ainsi qu’une partie de la maintenance.

Des conditions exceptionnelles accordées à General Electric

Dans quelques jours le groupe américain déboursera quelques 8 milliards € pour délester notre industriel français du ferroviaire et de l’énergie de 70 % de ses actifs. Patrick Kron, le PDG d’Alstom quittera le groupe libre de ses mouvements, probablement à l’abri des poursuites judiciaires, avec un pactole de l’ordre de plus de 15 millions €  tandis qu’Alstom réglera une amende de 772 millions $ au Département de la justice américaine (DoJ).

Le deal avec GE qui sera bouclé en novembre, est exceptionnel à plus d’un titre. Entre début 2014 et ces jours derniers, le cours de l’euro face au dollar a chuté d’environ 20 % et GE a pu faire une belle affaire s’il n’a pas totalement couvert la transaction. Dans tous les cas, le groupe américain se frotte les mains : avec cette opération, il a trouvé un moyen de sortir ses bénéfices et sa trésorerie emmagasinée ces dernières années dans les paradis fiscaux. L’opération n’est pas encore bouclée mais le patron Jeffrey Immelt a déjà revu à la hausse les synergies attendues pour GE : 3 milliards $ contre un peu moins de 1 milliard $ ( 1,2 milliard €) annoncé en mai 2014.

A l’avenir, le groupe américain ne paiera probablement aucun impôt en France car il semble que les trois co-entreprises créées avec Alstom auront leur siège fiscal aux Pays Bas. Il aura même droit à un chèque de Bercy, qui lui remboursera quelques dizaines de millions au titre du  Crédit Impôt Recherche (CIR). Les conditions de la vente sont assez exceptionnelles :  le vendeur Alstom a accordé à l’acheteur GE une remise de 300 millions € pour boucler le deal. Il a aussi accepté de laisser la trésorerie du pôle Energie à GE et de repartir avec les dettes ! Enfin, s’il se débrouille bien GE qui s’est fait forcer la main pour racheter les branches éolien en mer et hydroélectricité d’Alstom peut essayer de les revendre avec une plus value.

Un deal qui se déroule dans l’opacité totale

Pour se débarrasser de sa branche énergie, l’équipementier français du ferroviaire et de l’énergie mais aussi l’Etat français ont consenti de gros efforts.  Jean Michel Quatrepoint qui vient de  publier « Alstom, scandale d’État » chez Fayard revient sur cette affaire. Il en analyse minutieusement les recoins. Patrick Kron, le PDG d’Alstom a agit dans la plus totale opacité, ce que minoritaires.com a déjà largement expliqué.

Mais le journaliste qui a fondé la Lettre A, a dirigé les rédactions de l’Agéfi, de la Tribune et du Nouvel Economiste après onze ans au journal Le Monde, revient aussi sur 40 ans d’histoire de la Compagnie Générale d’Électricité, ancêtre d’Alstom, d’Alcatel et dans une moindre mesure d’Areva. On ne peut s’empêcher de se demander à la lecture de cet ouvrage si, au plan industriel, General Electric fait réellement une bonne affaire en rachetant Alstom Energie.

Cette partie du livre qui aurait pu s’intituler  « Comment transformer les prouesses industrielles de nos ingénieurs en débâcle ? » est particulièrement instructive. Les dossiers Alstom, Alcatel et d’Areva, trois groupes qui ont pris leur source au sein de la CGE, ne seraient, en effet, que les derniers avatars du déclin industriel de la France.

L’ombre de la Compagnie Générale d’Electricité, sur les dossiers industriels

Jean-Michel Quatrepoint a assisté à ces fiascos industriels qui mettent aujourd’hui encore en péril des dizaines de milliers d’emplois dans les filières énergie et télécommunication. L’histoire de la Compagnie Générale d’Électricité se termine mal, nous le savons maintenant. Il ne restera bientôt plus de l’ancienne CGE ( devenue Alcatel-Alsthom) que sa branche ferroviaire. Tandis qu’Alstom se déleste de sa branche Energie, qu’Alcatel-Lucent est vendu à Nokia et que de son côté Areva (ancêtre de la filiale Framatome de la CGE) cherche un pigeon pour combler ses pertes géantes.

Pourtant, mise à part un premier échec commercial dans le nucléaire, les premières décennies de la Compagnie Générale d’Électricité qui met la main sur Alsthom à la fin des années soixante, sont assez brillantes. Certes, la CGE associée à General Electric rate le marché de l’équipement de la France en centrales nucléaires au profit du tandem Westinghouse/Framatome mais elle obtient un lot de consolation : le quasi monopole de la fabrication des turbo-alternateurs.

Au début des années 1990, la CGE est encore un des plus grands conglomérats européens à l’image de Siemens ou de General Electric. Les dirigeants se sont succédés :  « des hauts fonctionnaires issus des grands corps qui s’estimaient investis d’une mission et étaient au service du public, de la collectivité…. Ils gardaient cet état d’esprit missionnaire » se souvient le journaliste.

D’un capitalisme d’Etat à un capitalisme débridé

Mais l’endogamie des élites, le mélange entre la haute fonction publique et les grandes entreprises, crée des situations incestueuses. Et puis,  à partir des années 1990, les mentalités changent. La mondialisation, la financiarisation, l’anglo-saxonnisation transforment nos patrons missionnaires en mercenaires. « Nous sommes passés brutalement, d’un capitalisme d’État à un capitalisme débridé, où l’enrichissement maximum dans un minimum de temps est devenu la règle » constate l’auteur.

L’histoire de la CGE est éloquent. Après sa nationalisation en 1981, le président Ambroise Roux, artisan de la réussite du groupe s’en va. En apparence du moins. Grand parrain des affaires, il tirera les ficelles dans l’ombre, lorsque son dauphin Georges Pebereau prendra les rennes en 1984 puis lorsque, alternance politique oblige, ce dernier est remplacé par Pierre Suard, un polytechnicien amateur de coups d’éclat. La mondialisation n’a pas encore mis ce joli monde face à la concurrence sauvage venue d’Asie. « Tout ne va pas si mal » rappelle Jean-Michel Quatrepoint.  Mais la CGE  mise à présent sur sa grande filiale dans les télécommunications, CIT-Alcatel, tandis qu’elle vient de marier dans une co-entreprise à 50/50 sa filiale Alsthom avec le britannique GEC ( General Electric Company, rien à voir avec le Géant américain GE). En 1991, la CGE rebaptisée Alcatel-Alsthom a fière allure. C’est une des vedettes du CAC40. Le groupe est leader mondial des télécoms, numéro 1 dans les câbles électriques et dispose de fortes positions dans l’énergie.

Les lacunes de Serge Tchuruk chez Alcatel

La chute n’en sera que plus rude. Victime de l’influence des grands corps d’Etat sur le pouvoir politique et les grands choix industriels, d’une pénurie de capitaux bien française, dirigée tantôt par des X-mines, tantôt par des Inspecteur des Finances qui brillent rarement par leurs compétences dans l’industrie, la CGE va bientôt multiplier les faux pas.

Le choix de Serge Tchuruk, pour succéder à Pierre Suard est un fiasco. Il est téléguidé par Amboise Roux. Venu du monde de la chimie et du pétrole, Tchuruk obtient le poste parce qu’il est le plus ancien dans le grade le plus élevé de l’X. Il ne connaît pas grand chose à l’électronique et à la communication. Dommage, dans cette branche, l’accélération est fulgurante. En face de lui des révolutionnaires de l’informatique comme Steve Jobs ou Bill Gates avancent à la vitesse de la lumière. Il va bien vendre les bijoux de famille pour rester dans la course. Mais, sur un circuit qu’il connaît mal. La CGE abandonne sa stratégie de conglomérat, cède Cegelec, sa participation dans Framatome, puis siphonne la trésorerie de sa filiale GEC-Alsthom, introduite en bourse, pour suivre le mouvement dans les télécoms

C’est une fuite en avant. Elle conduit le groupe devenu Alcatel au bord du précipice. Serge Tchuruk, le patron le mieux payé de France en 2000 (20 millions €) partira en 2008, après avoir accepté une fusion avec l’entreprise américaine Lucent ( ex-ATT), un autre canard boiteux. Il aura supprimé des dizaines de milliers d’emplois mais bénéficiera d’un parachute doré indécent. Patricia Russo, la patronne de Lucent qui lui succède, quittera le groupe un plus tard, dans les mêmes conditions ou presque.

Alstom, un mariage franco-britannique qui tourne mal

La France à la pointe de l’innovation dans les télécommunications dans les années 80 a perdu pied. C’est Michel Combes que l’on place à la direction d’Alcatel devenu Alcatel-Lucent en 2013. Cet X qui ajoute à son CV Télécom ParisTech et Paris-Dauphine, s’inscrira dans la droite ligne de ses prédécesseurs. Arrivé en 2013 de chez Vodaphone, il repartira deux ans plus tard après 10 000 suppression d’emplois et  un pactole de 13,7 millions €. Au passage Alcatel-Lucent est refilé à Nokia, qui sort à peine la tête de l’eau. Décidément, l’histoire se répète.

Exit Alcatel. Alsthom, l’autre branche industrielle prometteuse devenue GEC-Alstom à l’occasion d’un mariage franco-britannique, est victime dans les années 90 d’une brouille entre ses actionnaires (les propriétaires de GEC et les français de l’ex-CGE qui rêvent de nouveau de faire de la branche un leader du thermo-nucléaire via une fusion avec Framatome. Cet épisode s’inscrit dans une période trouble au plan commercial. GEC-Alstom fabrique des turbines à gaz sous licence de l’américain  General Electric avec une répartition des zones d’exportation. Des accords que les britanniques de GEC qui assurent la commercialisation, contournent allégrement.  GEC-Alstom le paiera cher. En guise de dédommagement General Electrique obtient de racheter l’usine de Belfort de GEC-Alsthom et sa production de turbines à gaz pour un peu moins d’un milliard €. Cet épisode conduira Alsthom débarrassé des britanniques » à commettre l’erreur industrielle irréparable » explique l’auteur.

L’erreur industrielle irréparable

Alstom amputé de son offre dans le domaine des turbines à gaz de grande puissance, veut revenir sur ce marché, et Pierre Bilger, inspecteur des finances nommé à la direction générale puis PDG du groupe, va se lancer en 1999 dans le rachat des activités hors nucléaire de son concurrent Asea Brown Bovery (ABB). L’ inspecteur des finances n’écoute pas ses amis qui le mettent en garde, il fait un choix catastrophique : « C’est une union désastreuse le terrain » explique Jean-Michel Quatrepoint. Les turbines d’ABB ne sont pas compatibles avec les installations des clients d’Alstom qui furieux menacent de faire des procès. «  On indemnise et on calme le jeu » et au passage on vide les caisses d’Alstom. En 2003, le groupe est au bord de la faillite. Patrick Kron, est appelé à la rescousse. Cet X-mines major de polytechnique qui a fait ses preuves chez Pechiney puis Imerys, fera équipe avec Philippe Jaffré, inspecteur des finances. Il faut sauver Alstom et surtout ses banquiers. La méthode est classique : « on déleste, on allège, on colmate … » puis l’Etat apporte de l’argent frais et prend un ticket au capital.

Patrick Kron proche comme Henri Proglio, du nouveau locataire de l’Elysée, Nicolas Sarkozy a une idée en tête. Elle n’est pas nouvelle. Il faut élargir l’assise d’Alstom sur le marché du nucléaire. A la tête d’Areva , Anne Lauvergeon,   ancienne sherpa de François Mitterand à l’Elysée, lui barre la route. Les politiques et les grands corps de l’Etat s’en mêlent et Kron ne parviendra pas à matérialiser la veille idée qui consiste à rapprocher les turbo alternateurs d’Alstom, des turbines et de la construction de chaudières d’Areva. Le PDG d’Alstom ne mettra pas la main sur Areva NP ( ex-Framatome).

Bouygues, un rêve de nucléaire vite enterré

Pour remplir les caisses, il se délestera en revanche d’Alstom T&D, rebaptisé Areva T&D pour environ 1 milliard €, tout ça pour s’apercevoir en 2010, que c’était une erreur . Il rachètera donc avec Schneider, l’ensemble spécialisé dans le transport de l’énergie et les lignes à haute et moyenne tension pour 4 milliards €. La partie moyenne tension, la plus profitable reviendra au groupe Schneider et le reste sera intégrer à la filiale Alstom Grid.

En 2006, en reprenant la participation de l’Etat (21 %) dans Alstom, Bouygues avait lui aussi espéré secrètement un rapprochement Alstom-Areva. Mais le rêve « Bouygues, actionnaire de référence du nucléaire français », sera vite enterré. Areva et son partenaire Siemens refusent de jouer le jeu. La patronne d’Areva ne réussira pas davantage à mettre Areva en Bourse. Son associé Siemens qui se détourne du nucléaire, reprendra ses billes, tandis qu’Areva commencera à accumuler les retards sur les programmes d’EPR en Finlande et à Flamanville qui lui sont confiés. La filière française du nucléaire a du plomb dans l’aile.

Des contrats dans l’énergie peu rentables à l’international 

Il n’empêche que Patrick Kron a consacré une bonne partie de son temps à ces batailles fratricides avec Areva, constate Jean-Michel Quatrepoint. Or, pendant ce temps, les technologies d’Alstom aussi bien dans les transports que dans l’énergie ne sont pas au top.  Résultat : sur les marchés, les concurrents lui laissent le dessous du panier. Les contrats gagnés à l’international ne sont pas suffisamment rentables, et quand les chantiers patinent à l’international, il faut graisser la patte des clients pour débloquer les paiements. Alstom le paiera cher au plan judiciaire.

Patrick Kron aimerait « se refaire » avec des ventes à EDF et à la SNCF mais les deux groupes refusent de jouer le jeu de la préférence nationale. L’accident de Fukushima en 2011 et l’arrivée de concurrents chinois et coréens feront le reste. La branche Energie peine à vendre ses turbines, il faut s’en débarrasser et évacuer avec la vente à GE, les problèmes judiciaires. La suite, on la connaît…