L’affaire est passée comme une lettre à la Poste. Carrefour a obtenu le 23 janvier dernier une dispense d’OPA, en prévision de son entrée au capital de Showroomprivé ( SRP Groupe). Pour l’AMF, il s’agit plutôt « d’une décision de non lieu au dépôt obligatoire d’un projet d’offre publique » selon les termes exacts de l’autorité ( avis AMF du 12 février 2018) .
Les deux groupes avaient publié, le 11 janvier 2018, un communiqué commun pour expliquer que le géant de la distribution allait récupérer les parts de Conforama dans le groupe de site de ventes privées, soit 17% du capital de SRP Groupe. En fait, Carrefour allait se glisser au sein d’un concert d’actionnaires qui possédaient au total 44 % du capital et des droits de vote de Showroomprivé, et la question se posait de savoir si l’équilibre des pouvoirs allait être modifié .
Cette annonce avait ravivé le cours de Showroomprivé (+65% le 12 janvier), qui avait connu une fin d’année compliquée. En effet, l’action avait atteint un plus haut de 26,88 € en mai 2017 puis elle avait dévissé de plus de vingt euros en six mois (6,05 € au 27 décembre 2017). Une chute justifiée par les avertissements sur ses résultats annuels, les 26 juillet, 24 octobre et 18 décembre 2017.
« Développer une offre multicanale »
« Pourquoi Carrefour a-t-il dépensé près de 80 millions d’euros -soit 13,5 € par action- pour reprendre une société qui connait des difficultés si ce n’est pour en prendre le contrôle ? » se sont interrogés les actionnaires de Showroomprivé. A priori la réponse est dans les termes de l’accord : il y est dit que les deux groupes vont développer ensemble une offre multicanale. En fait, Carrefour reprend le modèle déjà développé avec Conforama (groupe Steinhoff), en améliorant le « click and collent ». Ainsi les produits achetés sur Showroomprivé pourront être retirés dans les quelques 5.000 magasins Carrefour, un dispositif qui avait eu du mal à se mettre en place avec la filiale de Steinhoff. Carrefour pourra également profiter du site pour faire du déstockage de ses produits.
Début janvier, le communiqué annonçant l’entrée au capital, était ponctué toutefois par une phrase qui laissait espérer un bonus aux actionnaires de Showromprivé « cette opération est subordonnée à l’obtention d’une dérogation de l’Autorité des Marchés Financiers à l’obligation de déposer une offre publique » pouvait-on lire. En effet, dès qu’un investisseur ou un concert (un groupe d’investisseurs qui décident ensemble) possède plus de 30% du capital d’une société, il doit théoriquement déposer une offre publique d’achat (OPA).
Et dans le cas présent, la taille et la puissance du groupe Carrefour amenaient à se poser la question de sa domination sur le groupe d’actionnaires de concert dont il allait faire partie.
La dérogation accordée par l’AMF
Ici l’AMF a jugé dans sa décision qu’il n’était pas obligatoire de déposer une offre selon l’article 234-7 du règlement général. Celui-ci permet de déroger à l’obligation de dépôt d’offre d’achat si le nouvel entrant précise être dans un concert, avec un ou plusieurs actionnaires prédominants ( et qui le restent), détenant plus de 50% du capital ou des droits de vote de la société.
En fait, Carrefour en se substituant à Conforama a établi un pacte d’actionnaires avec les fondateurs du site. Le nouveau concert détient comme l’ancien plus de 44% du capital et surtout 54% des droits de vote de la société. Etant donné que les fondateurs possèdent 27% du capital et 40% des droits de vote, ils ont la majorité et sont déjà prédominants dans le concert. Par conséquent, avec l’arrivée de Carrefour, rien ne changera pour l’instant. Les « majoritaires du concert » restent les fondateurs. Carrefour se contente d’être un minoritaire avec 17% du capital et 14% des droits de vote, ce qui lui vaut la dispense d’OPA de l’AMF.
Mais que se passera-t-il si Carrefour est amené à augmenter ses parts ? Ce n’est pas à l’ordre du jour visiblement mais c’est une éventualité à envisager. Dans le cadre du pacte d’actionnaires établi avec les dirigeants de Showroomprivé, Carrefour s’engage à ne pas augmenter sa part dans le capital de SRP Groupe pendant deux ans (hors distribution d’actions gratuites, de souscription d’options et de droits de vote double). Il pourra toutefois y déroger s’il rachète des actions auprès des fondateurs ou en cas d’OPA.
De même, le pacte sera rompu si Carrefour arrive à réunir une participation au capital de Showroomprivé qui dépasse de 4% de celle des fondateurs. Ce qui se passerait si dans la géographie actuelle du capital, Carrefour montait à 23%. Cette clause est valable pour toute la durée du contrat c’est-à-dire sept ans (jusqu’au 10 janvier 2025). Il est évident que dans ce cas, la question d’une possible OPA reviendrait sur la table.
Une OPA peu probable avant 2019 ?
Certaines décisions stratégiques pourraient également mettre fin au pacte d’actionnaires et libérer Carrefour de ses engagements. Pour cela il faudrait que les conditions suivantes se présentent :
- Si Showroomprivé n’assure pas une croissance d’au moins 15% de son chiffre d’affaires et de son EBITDA (excédent brut d’exploitation) par rapport à l’exercice précédent.
- Si une acquisition ou une cession d’actifs non budgétée excédant 25 millions d’euros, est engagée.
- S’il y a distribution de dividende, réserve ou prime.
- S’il y a un changement de président-directeur général ou de directeur général délégué.
En cas de violation d’un des différents points, Carrefour ne sera plus lié avec les fondateurs. Il pourrait alors revendre ses actions ou bien là encore, lancer une OPA.
Il est toutefois bon de rappeler qu’en cas d’offre publique d’achat dans les dix-huit mois, Carrefour devra fournir un complément de prix à Conforama. Ce n’est donc pas dans son intérêt de lancer une offre avant juin 2019. Les investisseurs en sont convaincus puisque l’action est restée autour des 10 € depuis le 12 janvier 2018.
Showroomprivé et Carrefour ont annoncé le 7 février 2018 que l’opération de substitution de capital avait été réalisée avec succès. Carrefour (via sa filiale société CRFP 20) a remplacé Digital Inv (Conforama) dans le concert (document AMF 8 février). De son côté, Alexandre Nodal, représentant Conforama au conseil d’administration du site de vente privé, sera remplacé par Marie Cheval, actuelle directrice exécutive clients, services et transformation digitale du groupe Carrefour. Et Frédéric Haffner, Directeur Exécutif Stratégie et M&A, devient le nouveau censeur en lieu et place d’Andrew Bond (Conforama).
La décision de Steinhoff, l’actionnaire de Conforama qui avait établi le pacte d’actionnaires chez SRP Groupe en juin 2017, de se retirer, semble bien illustrer les difficultés que le groupe essaie de masquer. L’hebdomadaire Challenges s’est fait attaquer pour l’avoir écrit, mais les faits sont là. Steinhoff qui reste un grand groupe dans le secteur de la distribution, a probablement fait un choix à contre-temps. A moins qu’il soit persuadé que Showroomprivé n’ait pas les capacités de rebondir ? Ce n’est manifestement pas un avis que partage le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard.
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