Ce n’est pas vraiment une surprise. Les spécialistes de l’engagement actionnarial avaient prévenu : telle qu’elle allait se présenter au lendemain de la « fusion » entre Essilor et Luxottica, la gouvernance du nouveau groupe risquait de paralyser les décisions. D’autant que sous le holding EssilorLuxottica, les deux sociétés cohabiteraient sans réelle unification des deux structures.
Depuis la parution de notre article de mise garde, le 25 juillet 2018 « Essilor-Luxottica : à quoi doivent s’attendre les actionnaires ? » , le cours de l’action Essilor rebaptisée EssilorLuxottica a perdu plus de 20%. Dans la situation actuelle, les 600 millions € de synergies mises en avant dès 2017, pour convaincre les actionnaires d’accepter le rapprochement, prennent du retard et risquent d’être difficiles à réaliser.
Un blocage de la gouvernance inscrit dans l’accord
Mi-Essilor, mi-Luxottica, le conseil d’administration du 18 mars dernier a, en effet, « bloqué », comme on s’y attendait sur l’absence de majorité et de voix prépondérante au Président. Le PDG italien, Leonardo del Vecchio, propriétaire du holding luxembourgeois Delfin, détient 38 % du capital d’EssilorLuxottica et 31 % des voix à la prochaine AG. Mais malgré cet investissement de l’ordre de 19 milliards €, payés en actions Luxottica, les dirigeants d' »Essilor » et les représentants des salariés au conseil, ainsi que les « administrateurs indépendants » qu’ils ont nommés, ne sont pas prêts à laisser les rênes à Delfin.
Résultat : la gouvernance installée chez EssilorLuxottica et décrite ci-dessous, repose sur un modèle qui ne fonctionne pas.
Le Président-Directeur Général d’EssilorLuxottica ( Leonardo del Vecchio ou son successeur) aura les mêmes pouvoirs que le Vice-Président-Directeur Général Délégué d’EssilorLuxottica ( Hubert Sagnières à ce jour), en accord avec le règlement d’EssilorLuxottica tel qu’approuvé par l’assemblée générale des actionnaires d’Essilor le 11 mai 2017. Le règlement intérieur du Conseil d’administration d’EssilorLuxottica reflète les pouvoirs égaux du Président-Directeur Général d’EssilorLuxottica et du Vice-Président-Directeur Général Délégué d’EssilorLuxottica. De plus, ni le Président-Directeur Général d’EssilorLuxottica, ni le Président d’un des Comités visés ci-dessous n’auront un droit de vote prépondérant.
Ce qui s’est passé au dernier au Conseil, a mis le feu aux poudres. Leonardo del Vecchio, 84 ans, avait manifesté dès le 5 novembre 2018, son intention de laisser sa place à son second Francesco Milleri, 59 ans. Mais, le 18 mars dernier, lorsque Delfin a proposé au conseil de transférer certaines fonctions opérationnelles à Francesco Milleri, le vote à la majorité n’a pas permis de prendre la décision. Ces jours derniers, dans un entretien accordé au Figaro, Leonardo del Vecchio est sorti de son silence pour partir à l’attaque des positions tenues par son alter ego, le vice président-directeur général Hubert Sagnières.
Les arguments d’une bataille judiciaires sont sur la table
Prenant acte du fait que le conseil d’administration de la société, n’a débouché sur aucune décision pour régler le différend qui oppose des administrateurs nommé côté Essilor à Delfin, le holding indiquait dans son communiqué du 21 mars qu’il se réservait « le droit de prendre les mesures nécessaires ou appropriées pour protéger ses intérêts, ainsi que ceux d’EssilorLuxottica et de ses parties prenantes ». Pour montrer qu’il s’estime dans son droit, Leonardo del Vecchio a fait valoir « certains comportements de certains représentants d’Essilor, … contraires aux devoirs de coopération loyale et de bonne foi prévus par l’accord de rapprochement de 2017…essentiels au bon fonctionnement de la gouvernance de la société ».
Plus tard, Delfin, holding de M. Del Vecchio, a déclaré avoir saisi la Chambre de commerce internationale d’une demande d’arbitrage. Delfin accuse M. Sagnières, ex-patron d’Essilor International disposant des mêmes pouvoirs, au sein d’EssilorLuxottica, que le PDG Leonardo Del Vecchio, de ne pas respecter les termes du traité de fusion, et demande qu’il lui soit enjoint de s’y conformer. (mise à jour)
De son côté le « clan Essilor », a contre-attaqué. Hubert Sagnières, est bien parti pour dénoncer une prise de contrôle de fait de Delfin. Le recrutement d’un directeur général aussi indépendant que possible serait en cours, mais il est très difficile de faire venir un dirigeant de l’extérieur, dans une telle configuration de gouvernance.
Si on va au bout de la logique des « Essilor », Delfin devrait donc lancer une OPA sur le nouveau groupe. Or, même si la famille del Vecchio était acquise à cette cause, les accords de rapprochement l’excluent avant 10 ans, sauf si un tiers détenant plus de 20% d’EssilorLuxottica venait faire une offre de son côté. On se demande encore comment de telles clauses sont possibles par contrat dans la mesure où elles vont à l’encontre des intérêts des actionnaires !
La responsabilité de cette chute de l’action liées aux problèmes de gouvernance, incombe certes, aux dirigeants Leonardo des Vecchio ( Luxottica-Defin) et Hubert Sagnières (ex-Essilor) qui ne réussissent pas à se mettre d’accord sur « qui dirigera le groupe ». L’ancien PDG d’Essilor livre une bataille qui n’est pas à son honneur, car il a été prévenu de longue date que le « montage » de la gouvernance était bancal et qu’il risquait tôt ou tard de devoir baisser la garde.
La responsabilité du dysfonctionnement du conseil, incombe également aux administrateurs dit indépendants qui siègent au conseil et plus particulièrement à ceux qui font partie du comité des nominations et des rémunérations (Olivier Pécoux, le directeur général du groupe Rothschild & Co, Bernard Hours, l’ex-directeur général délégué de Danone ainsi que Gianni Mion, président de la Banca Popolare di Vicenza et de Fila S.p.a.). Ils n’ont pas réussi à imposer un compromis.
Les minoritaires d’Essilor privés d’OPA par l’AMF
Mais, au final, c’est aussi à l’Autorité des marchés financiers de veiller au respect des intérêts des actionnaires minoritaires. Le gendarme des marchés devra lui aussi tirer les leçons de ce qui se présente à ce jour, comme un échec en termes de régulation des offres publiques. Si les minoritaires ont compris depuis longtemps, OPA ou pas, que « le pouvoir ne se partage pas », le gendarme des marchés a voulu continuer à croire une fois de plus, à la chimère d’une fusion « entre égaux ». Et la dispense d’OPA de l’AMF délivrée en avril 2017 ( 18 mois avant la fusion) a, au mieux, manqué de pertinence.
Ici la dispense d'OPA de Delfin sur Essilor ( extraits ci-dessous)
Gouvernance : Le conseil d’administration de la société EssilorLuxottica sera composé de 8 membres proposés par la société Essilor International et 8 membres proposés par la société Delfin. La moitié des membres du conseil d’administration seront des administrateurs indépendants conformément aux dispositions du Code AFEP-MEDEF.
Au sein de la société EssilorLuxottica, le président-directeur général qui sera M. Leonardo Del Vecchio (sans voix prépondérante) et le vice-président-directeur général délégué qui sera M. Hubert Sagnières auront des pouvoirs égaux. Au sein de la société nouvelle Essilor International, président directeur général demeurera M. Hubert Sagnières et au sein de la société Luxottica Group S.p.A., le président exécutif demeurera M. Leonardo Del Vecchio.
Standstill : Delfin s’engage à ne pas déposer d’offre publique visant les actions EssilorLuxottica durant une période de 10 ans à compter de la date de l’accord de rapprochement, à condition qu’aucun tiers (agissant seul ou de concert) ne vienne à détenir, directement ou indirectement, plus de 20% du capital ou des droits de vote d’EssilorLuxottica, ou n’annonce son intention de déposer une offre publique visant les actions EssilorLuxottica.
…Considérant que la situation d’offre publique obligatoire résultera d’un apport par la société Delfin de sa participation au capital de la société Luxottica Group S.p.A. au profit de la société ESSILOR INTERNATIONAL et que ledit apport sera soumis à l’approbation de l’assemblée générale de la société ESSILOR INTERNATIONAL, l’Autorité des marchés financiers a octroyé la dérogation demandée sur le fondement réglementaire invoqué.
L’AMF a accepté, dès l’opération engagée, de dispenser Delfin de lancer une OPA, bien que la famille Del Vecchio ait prévu de monter au capital à hauteur de 38%. Le fait qu’il s’agissait, non pas d’un paiement en cash mais d’un paiement en nature, et que les actionnaires pouvaient de toute façon refuser l’opération, a constitué en théorie, un des 11 motifs de dispense. Or, dans ce type de configuration ( apport d’actifs et AG d’actionnaires) il s’avère ici que la dispense d’OPA va clairement à l’encontre des intérêts des minoritaires qui sont aujourd’hui les otages des deux clans. L’analyse aurait nécessité un peu plus de temps pour la réflexion.