Le problème du « coût social de la malhonnêteté » sur les marchés imparfaits nécessite l’intervention d’une autorité bienveillante capable de rééquilibrer le rapport de forces pour maximiser le bien-être collectif. Ce coût social est d’autant plus élevé que l’autorité est absente, ou qu’elle se trouve en situation d’être capturée par des intérêts économiques, corporatistes, ou électoralistes. Le cas ci-dessous questionne à nouveau la capacité des autorités à discipliner une entreprise cotée dont il ne peut être exclu qu’elle ait été sciemment pilotée dans le seul intérêt de son actionnaire majoritaire Euro Disney.
Un risque manifeste de conflits d’intérêts
La théorie de l’agence, développée à la suite des travaux fondateurs de Michael Jensen et William Meckling, rappelle qu’une gouvernance d’entreprise honnête et efficace passe par la mise en place de contrats incitatifs visant à prévenir le risque qu’une partie, voulant maximiser son utilité individuelle, ne prenne des décisions contraires à l’intérêt collectif. Lorsque la gouvernance d’entreprise échoue à équilibrer le rapport de forces entre toutes les parties prenantes, il est du ressort des autorités compétentes de rétablir un level playing field équitable, voire de sanctionner en cas de manquement aux obligations professionnelles ou d’abus de marché.
Or, dans le cas d’Euro Disney, le risque de conflit d’intérêts est manifeste dans la mesure où The Walt Disney Company (TWDC) cumule historiquement les casquettes d’actionnaire de la société d’exploitation du parc français (à hauteur de 39,8 %), de détenteur de la licence d’exploitation pour laquelle elle perçoit de très confortables royalties (61,9 millions € pour le seul exercice 2014), de fournisseur exclusif (pas de mise en concurrence possible pour la conception des attractions, le remplacement d’éléments de décor, etc.), et, depuis la restructuration de 2012, d’unique créancier de la société. Notons que TWDC détient également 51 % des intérêts économiques consolidés.
Dès l’installation du parc français « Euro Disney » (aujourd’hui « Disneyland Paris ») autour d’une convention datant de 1987 avec l’État français, TWDC confiait l’exploitation de son complexe touristique français à une société en commandite par actions, majoritairement détenue par des capitaux européens. Cependant, pour les raisons susmentionnées, elle restait en situation de piloter la politique économique de la société fille française, de fixer les grands objectifs stratégiques, de prendre les décisions les plus clivantes, de définir le niveau exigé de royalties et même de nommer les membres du bureau exécutif (qui sont souvent ses propres salariés). Par conséquent, selon toute vraisemblance, elle n’aurait pas du s’exonérer des résultats structurellement déficitaires de l’ensemble consolidé, ni se soustraire à d’éventuelles obligations légales et morales qui lui incomberaient.
La gouvernance en question
Mais, en termes de gouvernance, la théorie est parfois éloignée de la pratique. Le gérant de Disneyland Paris (en l’espèce, TWDC) ne touche pas de dividendes, il se rémunère, en revanche, sur la base d’une redevance annuelle fixée à 1 % du chiffre d’affaires (soit 12,9 millions € en 2014), à laquelle s’ajoutent des royalties pour l’exploitation de la propriété intellectuelle oscillant entre 5 % et 10 % du chiffre d’affaires annuel selon les produits et services visés – pour un total représentant près de 57 % des pertes nettes depuis dix ans !
Sans omettre les effets de rebond considérables que sa première vitrine commerciale européenne génère sur les activités annexes du groupe (merchandising, abonnements aux services de vidéo à la demande, recettes cinématographiques, etc.).
Qu’ils y aient été poussés ou non par TWDC, les différents PDG ont redoublé d’efforts pour faire croître le chiffre d’affaires de DisneyLand Paris, souvent à la faveur d’une politique de discount agressive en périodes creuses: la fréquentation du parc de Marne-la-vallée s’est développée (+18,3 % depuis 2000) et, avec elle, le chiffre d’affaires (+ 33,4 %).
Dans le même temps, l’ensemble consolidé n’a clôturé qu’un unique exercice en situation excédentaire à la faveur d’une cession exceptionnelle en 2008. Ce qui n’a pas restreint les dépenses de communication colossales du parc français, qui elles aussi profitent en partie aux sociétés de la galaxie Disney (Disney Hachette Presse, The Disney Store, ou même TWDC France via Disney Channel ou l’édition de DVDs), d’atteindre près de 10 % du chiffre d’affaires.
Un bon deal pour la TWDC, un peu moins bon pour les autres ?
Cette situation intrigante où l’amélioration des fondamentaux s’accompagne d’un creusement des déficits appelle une question : au regard du business model en place, Euro Disney aurait-il pu volontairement subventionner la fréquentation du parc dans le seul but d’augmenter artificiellement ses recettes au profit de son actionnaire américain ? Le faits sont là : TWDC a encaissé de confortables royalties (suspectées en outre de transiter par des sociétés luxembourgeoises pour optimiser un schéma complexe d’évasion fiscale) tandis que les minoritaires au capital ont vu le cours de Bourse s’effondrer (- 97 % depuis la cotation en 1989). Et pour finir, à l’occasion d’une recapitalisation indispensable, TWDC vient d’opérer un rachat de leurs actions (OPA) à moindres frais soit sur la base de 1,25 € pour chaque action Euro Disney. L’opération s’est terminée fin septembre.
Un fonds activiste porte l’affaire devant les tribunaux et réclame 930 millions €
L’ensemble de ces éléments a poussé le fonds d’investissement activiste CIAM (Charity & Investment Asset Management) qui détient 1 % de Euro Disney à porter l’affaire devant les autorités compétentes. En avril dernier, il a fait appel de la décision de l’AMF de déclarer l’OPA conforme. Puis après l’échec du recours, CIAM s’est pourvu en cassation. En même temps, le fonds activiste vient de s’engager dans une action au civil. Il réclame 930 millions € au titre du préjudice subi par les actionnaires minoritaires du fait d’une gestion opérationnelle partiale. L’affaire sera jugée par le Tribunal de Commerce de Meaux.
S’il n’y a pas lieu à dire le droit en lieu et place des autorités compétentes, avouons qu’il y a là un faisceau d’indices qui ne saurait échapper à l’économiste. Car, in fine, à qui profite le crime ? L’augmentation – à marche forcée – du chiffre d’affaires a permis à The Walt Disney Company d’engranger de confortables subsides. Les mauvais résultats opérationnels qui ont engendré la chute du titre ont, quant à eux, ouvert la voie à une éviction progressive des tiers du montage financier : d’abord les créanciers en 2012, puis une partie conséquente des minoritaires en 2015 au titre d’une énième recapitalisation conférant désormais à TWDC près de 82 % du capital de la société cotée (avant ouverture du mécanisme anti dilutif qui court jusqu’au 10 novembre 2015 ).
Euro Disney, trop gros pour sombrer ?
Pendant ce temps-là, l’État fait ses comptes. D’un côté, lui qui a déjà concédé tant de cadeaux à la firme américaine (financement d’infrastructures, concessions de terrains à moindres frais, prêts avantageux via la CDC, etc.), ne peut espérer d’impôt sur des bénéfices inexistants. D’un autre côté, est-il encore en mesure de discipliner – s’il y a lieu – une entreprise qui lui verse plusieurs dizaines de millions € de TVA chaque année, qui paie ses taxes locales, qui emploie des milliers de salariés (directs, indirects et induits), et qui constitue une vitrine touristique de premier choix pour la France ?
Et tandis que cette interrogation évoquera à de nombreuses personnes les débats autour d’organisations tellement importantes ou stratégiques pour faire l’objet de décisions ou d’actions susceptibles de les affaiblir (les fameuses « too big to fail »), résonnent les mots de Jules Renard : « ce serait beau l’honnêteté d’un avocat qui demanderait la condamnation de son client ».
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.