Une société peut-elle publier une analyse financière pour expliquer qu’un titre est totalement surévalué en Bourse, en même temps que son dirigeant spécule à la baisse sur ce titre ? Si la morale est offusquée, la réglementation boursière ne l’interdit pas, pour peu que certaines conditions soient respectées .
Le 17 décembre dernier, l’activiste Carson Block via sa société de recherche en investissement Muddy Waters mettait en ligne une étude très pessimiste sur le groupe Casino Guichard, annonçant en même temps que sa société, ses salariés ou ses clients pouvaient être vendeurs à découvert sur l’action et sur des titres apparentés. Et d’après les déclarations faites à l’Autorité des marchés financiers, l’activiste jouait effectivement la baisse sur un gros paquet de titres Casino.
La publication de l’analyse a soulevé immédiatement une vague de colère chez certains actionnaires et chez les dirigeants de Casino. A contrario, certains hedge funds et opérateurs individuels profitaient de l’aubaine, emboîtaient le pas de Carson Block, et vendait à découvert des titres qu’ils se faisaient fort de racheter quelques jours plus tard à un prix inférieur, encaissant au passage une belle plus value.
Les ventes à découvert sont autorisées, et la Bourse est « aussi » un casino
Ainsi va la Bourse. Les actionnaires individuels plutôt orientés vers le long terme n’ont pas toujours conscience que c’est un marché et qu’ils y côtoient en permanence de purs spéculateurs bien plus nombreux qu’ils ne l’imaginent. De plus, ces spéculateurs sont bien tolérés dans l’écosystème financier par les régulateurs puisqu’ils apportent de la liquidité. En effet, le spéculateur ( une banque, un hedge fund, un trader…) n’est pas toujours gagnant mais contrairement à l’investisseur de long terme, il assure à l’actionnaire de trouver une contrepartie, car il est souvent acheteur dans un marché baissier ou vendeur dans un marché haussier, via ce type d’opérations à terme. Comme il intervient dans tous les sens et accentue les baisses ou les hausses, il crée aussi accessoirement de la volatilité.
Jean-Charles Naouri, le PDG de Casino qui a pourtant été l’instigateur en France dans les années 80, du Matif et du Monep, n’a pas apprécié en décembre qu’on s’en prenne à sa société. Quelques heures après la sortie de l’étude, il dénonçait dans un communiqué une volonté de nuire de la part de Carson Block : « Devant cette diffusion d’informations trompeuses, le Groupe Casino a saisi l’Autorité des Marchés Financiers et se réserve la possibilité de faire valoir ses droits devant les tribunaux, y compris devant les juridictions pénales » indiquait un communiqué de la société.
Curieusement, il est rare que les dirigeants des entreprises ou leurs actionnaires, se posent la question de la position acheteuse ou vendeuse d’un prestataire de service d’investissement ( PSI) et en particulier d’une banque qui publie une étude positive. Les supposées murailles de Chine, entre analystes financiers ( sell-side) et activités de banque d’investissement protègent en théorie des risques de conflit d’intérêts. Mais lorsqu’il s’agit d’un franc-tireur qui joue la baisse de leur titre, ceux qui sont concernés deviennent beaucoup plus pointilleux.
Les activistes font partie de l’écosystème boursier et aucune règle particulière ne s’applique à eux
Spéculer est une chose, mais faire en même temps de l’activisme, c’est à dire communiquer de façon musclée sur la sous-valorisation d’un titre ou sa surévaluation, en est une autre. Et contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, en France, nous sommes encore peu habitués aux interventions des activistes et nous avons du mal à admettre que la Bourse puisse être un Casino. Lorsqu’une étude d’analyste révèle qu’une action est très surévaluée, la première réaction est souvent la colère et l’incrédulité de la part des actionnaires qui sont pris à contrepieds et voient leur ligne bouger sans toujours comprendre la position de l’activiste. Lorsque celui-ci opère sur une grande quantité de titres, il influe sur le cours et il est facile de lui imputer la baisse.
Mais ce n’est pas toujours le cas. L’épisode Gowex de juillet 2014 a marqué les esprits et laissé des traces dans les portefeuilles. Les actionnaires de l’entreprise espagnole Lets Gowex ( dite Gowex) cotée à Paris et à Madrid, ont assisté perplexes, à l’époque, à une baisse du titre de plus de la moitié de sa valeur en quelques heures. Gotham City Research venait de publier une note d’une centaine de pages sur le titre tout en indiquant qu’il pouvait avoir « des positions d’acheteur ou de vendeur » sur les valeurs qu’il couvrait. Selon cet analyste fantôme, la comptabilité, le business model, l’honnêteté des dirigeants, tout n’était que tromperies, faux et mensonges. Or, ce qui semblait fantaisiste au premier abord, s’est confirmé une semaine plus tard, lorsque le directeur général de Gowex, Jenaro Garcia Martin, qui avait pourtant dénoncé des déclarations « diffamatoires » visant délibérément à nuire, est passé aux aveux. On comprend à présent pourquoi, contrairement aux actionnaires individuels, les grands investisseurs ne prennent pas à la légère, l’intervention d’un activiste sur une valeur cotée, surtout lorsqu’il s’agit d’un groupe comme Casino qui a engrangé des milliards de dettes.
Le « too big to fail » s’applique non seulement aux banques mais aussi aux multinationales.
La chute relativement amortie du cours du géant de la grande distribution, soit 25 % depuis le 17 décembre dans un marché baissier, peut faire douter de l’analyse produite par Carson Block. Et puis Jean-Charles Naouri n’est pas n’importe qui, Inspecteur des Finances, l’ex-directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy dans les années 80, a toujours pu compter sur les soutiens des banques, des fonds de dettes et peut-être demain des autorités et de Bercy. On ne voit pas les financiers lui retirer le tapis sous les pieds du jour au lendemain. Le « too big to fail » qui hier s’appliquait aux banques, serait probablement à l’oeuvre pour les grandes multinationales en cas de crise sévère.
Dans le cas de Casino, ce sera à l’AMF de trancher sur l’opportunisme et la réalité de la situation que décrit Muddy Waters à la date du 17 décembre 2015. Sollicité par Jean-Charles Naouri pour montrer que Carson Block se conduit en voyou, Gérard Rameix, qui dirige l’autorité, n’est pas resté insensible à la demande d’enquête. Le 13 janvier dernier, il indiquait avoir réclamé des informations à Casino et à la société Muddy Waters pour apprécier les critiques formulées sur les comptes du géant de la distribution, précisant toutefois que cela prendrait du temps.
L’AMF demande du temps pour déterminer si les informations de Muddy Waters sont trompeuses
L’AMF veut donc vérifier si les informations sont trompeuses ce qui exigera que Casino publie toutes ses données pour pouvoir en juger. Sur les autres griefs évoqués en filigrane, la question des conflits d’intérêts et le fait qu’on puisse descendre une action en flamme, en même temps qu’on spécule à la baisse, l’autorité est restée muette. Il est vrai que sauf à montrer la volonté de nuire, et le caractère délibérément inexact des informations publiées, ce qui mettrait à coup sûr Muddy Waters sur la paille, il sera difficile d’épingler l’activiste.
Et pour cause, la réglementation boursière ne considère pas les activistes comme des intervenants à part. Ils doivent suivre les règles qui s’appliquent à tout intervenant et si c’est une société d’analyse, aux analystes financiers. On attend donc de Carson Block qu’il respecte à la fois les règles liées à la diffusion d’informations au marché et les règles de conflit d’intérêts. Or rien, dans la réglementation, ne semble interdire de publier une analyse très négative si elle est de bonne foi, en même temps que l’on vend l’action à découvert à condition que la forme soient respectée. Il faut informer le marché, au moment où l’étude sort des risques de conflit d’intérêts qui existent ( donc de sa position vendeuse dans le cas présent). Les articles 315-7 et 632-1 du règlement général de l’AMF ne sont peut-être pas très explicites mais c’est en tout cas, ainsi qu’il sont compris.
L’article 632-1 alinéa 2 du règlement général de l’AMF indique que « …Constitue en particulier la diffusion d’une fausse information le fait d’émettre, sur quelque support que ce soit, un avis sur un instrument financier ou indirectement sur l’émetteur de celui-ci, après avoir pris des positions sur cet instrument financier et de tirer profit de la situation qui en résulte, sans avoir simultanément rendu public, de manière appropriée et efficace, le conflit d’intérêts existant... ». Dans le cas de Casino, Carson Block a, en même temps qu’il publiait son étude, été très explicite sur ses ventes à découvert. Il titrait l’analyse » Muddy Waters is short on Casino » et indiquait qu’il devait être considéré comme ayant « une position à la vente sur toutes les actions…et les obligations couvertes (NDLR : par son rapport) ». Il indiquait également être en mesure de réaliser d’importants profits au cas où le prix des titres couverts baisseraient. On peut difficilement être plus clair, d’autant que Carson Block mettait également en ligne sur son site l’interview donné à Bloomberg TV, précisant sa position.
La règle professionnelle des analystes financiers, pose en outre le principe « que tout conflit d’intérêts significatif doit figurer de façon claire et visible dans toute analyse diffusée, en vertu du premier alinéa de l’article 315-7…. », ce qui semble ici respecté, si l’on range Muddy Waters dans le compartiment de l’analyse financière. Carson Block a rendu public simultanément, son analyse négative et son risque de conflit d’intérêts, il sera par conséquent difficile de lui reprocher son comportement sauf à démontrer que les hypothèses qu’il avance sont délibérément fausses.
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