Les actionnaires de L’Oréal réunis en assemblée générale le 17 avril prochain se voient présenter deux résolutions décisives pour l’avenir du groupe et son actionnariat.
Le conseil présidé par Jean-Paul Agon, propose aux actionnaires de lui signer « un chèque en blanc » de 25 milliards € pour l’autoriser à racheter en bloc ou au détail, d’ici avril 2020, jusqu’à 20 % de son capital dont la moitié serait annulée et donnerait lieu à une réduction de capital.
Mises en application, ces résolutions pourraient apporter des solutions aux soucis capitalistiques survenus avec la fin du pacte entre les principaux actionnaires du groupe. Jean-Paul Agon serait ainsi en mesure de soulager Nestlé de l’essentiel de sa participation dans L’Oréal (23,17 %) et de redonner par la même occasion, du poids à l’actionnariat familial des Bettencourt Meyers au sein du capital.
Toutefois, malgré la date proche de l’AG, le PDG de L’Oréal est resté peu loquace sur ses intentions exactes. Il a seulement indiqué, en février dernier, qu’il avait les moyens de racheter la participation de Nestlé dans son capital. L’Oréal céderait pour ce faire ses 9,4 % dans Sanofi ce qui rapporterait 7,5/8 milliards €, elle utiliserait la trésorerie du groupe de 1,8 milliard € et il lui suffirait d’emprunter un peu plus de 10 millards € ( selon le prix d’achat) à des banques. Celles-ci prêteraient probablement avec entousiasme à une société qui présente peu de risques.
L’inscription des résolutions en question à la prochaine AG, semble aller dans ce sens, mais qu’en est-il vraiment ? Jean-Pierre Agon n’a fourni aucun motif précis justifier des rachats massifs d’actions L’Oréal et il est dit que le conseil n’exclut pas de racheter des « blocs ». Si le PDG est prêt à endetter massivement la société pour débourser les quelque 25 milliards dont il est question, comment la société L’Oréal va-t-elle y trouver son compte ? En quoi une telle opération profitant essentiellement à ses actionnaires – et en particulier aux deux grands – serait-elle conforme à l’intérêt social de l’entreprise ?
Dans le débat actuel sur la Loi Pacte et la modification des l’article 1833 et 1835 du code civil, qui oppose, « Responsabilité sociale » et « Intérêt actionnarial », le cas L’Oréal pose une question centrale.
Pour la direction de L’Oréal et les Bettencourt, priorité au verrouillage du capital
L’accord de participations croisées signé 42 ans plus tôt, entre la famille Bettencourt et Nestlé a pris fin le 21 mars 2018 et depuis aucun acquéreur n’est venu frapper à la porte du leader des cosmétiques. La visite de deux ministres Edouard Philippe et Bruno Lemaire, le 16 février dernier, a suffi à écarter les « prédateurs ». Mais pour combien de temps ?
L’Oréal, qui a évolué sous des cieux relativement sereins depuis une quarantaine d’année, est en passe d’échapper au contrôle familiale des Bettencourt Meyers (33,13 %) lâchés par Nestlé.
Le géant suisse Nestlé, lui, est embarrassé par la pression de son actionnaire activiste Third Point. Celui-ci réclame de la performance et un retour de cash aux actionnaires. Vendre tout ou partie de la participation de Nestlé dans L’Oréal ou la distribuer aux actionnaires de Nestlé, lui parait une bonne idée. Et ce désengagement s’inscrirait dans la lignée de la cession partielle d’actions L’Oréal (8 %) intervenue en 2013-2014.
Quant à Jean Paul Agon, le PDG de L’Oréal, il va avoir 62 ans cette année, il possède pour 178 millions € d’actions L’Oréal, encaisse une petite dizaine de millions € chaque année au titre de ses rémunérations et est quasiment certain de partir avec une rente de 1,6 millions €/an s’il quitte l’entreprise en septembre prochain avec ses 40 années de cotisations. L’espoir de voir son mandat d’administrateur renouvelé pour quatre ans, à la prochaine AG et la stabilité du capital retrouvée lui permettrait sans doute de repartir pour quatre ans à la tête du groupe, que ce soit comme PDG ou comme Président.
Deux résolutions de rachat d’actions et de réduction de capital hasardeuses
L’intérêt de Nestlé et des Bettencourt à voter avec leurs participations ( 33 % +23 %) les deux résolutions 12 et 13 présentées à l’AG qui s’inscrivent dans le prolongement de l’AG de 2017, est indéniable.
A noter tout de même que si la première résolution ( rachat d’actions) relèvant de l’assemblée générale ordinaire (AGO) doit être votée à la majorité simple ( AGO), la seconde relève de l’Assemblée générale extraordinaire (AGE) et requiert une majorité de 66 %, ce qui laisse une toute petite marge de manoeuvre aux petits minoritaires pour s’opposer le cas échéant, à ce qui pourrait aller dans le sens d’un verrouillage du capital.
Voici le détail et les explications de ces résolutions :
Résolution 12 : Les actionnaires de L’Oréal sont appelés à voter cette résolution qui autorisera le conseil à mettre en œuvre les rachats d’actions. L’Oréal rappelle que le conseil est déjà autorisé depuis l’an dernier, à racheter en une ou plusieurs fois, 10 % de son capital soit 56 millions d’actions L’Oréal au prix maximum de 230 € par action d’ici le 20 octobre 2018 soit pour un total de 13 milliards € ( voté à l’AG 2017). Il n’a pas utilisé cette possibilité. Sans annuler la précédente, la résolution numéro 12, sollicite l’autorisation de racheter à compter du 21 octobre 2018 et pour une durée de 18 mois, un autre paquet d’actions soit entre 56 et 50,4 millions d’actions ( 10 % du capital restant) au prix maximum de 250 € pièce selon que la résolution d’achat de 2017 aura ou non été utilisée. Ceci représente au maximum entre 12,6 milliards € et 14 milliards €.
Etant entendu que « l’acquisition, la cession, l’échange ou le transfert de ces actions pourront être effectués par tous moyens, en une ou plusieurs fois, notamment sur le marché ou de gré à gré, y compris en tout ou partie, par l’acquisition, la cession, l’échange ou le transfert de blocs d’actions. Ces moyens incluent, le cas échéant, l’utilisation de tous instruments financiers et produits dérivés. ». En revanche, la présente résolution ne serait pas valable en période d’offre publique sur L’Oréal ( le sera-t-elle en période de pré-offre, ce n’est pas précisé).
Résolution 13 : A tout moment, L’Oréal ne pourra détenir que 10 % de ses propres actions, comme le prévoit l’article L. 225-209 du Code de commerce. Par conséquent la résolution 13, si elle est votée autorisera le conseil à annuler 10 % des actions à compter du 18 avril 2018. L’autorisation qui se traduira par une réduction de capital, sera valable pour une période de 26 mois.
En résumé, à condition que les actionnaires votent ces résolutions, si Nestlé et Jean Paul Agon tombaient d’accord, le conseil de L’Oréal pourrait mettre en oeuvre un rachat direct ou indirect de la participation de Nestlé dans sa société, à hauteur de 20 % en trois phases : d’abord un rachat pouvant aller jusqu’à 10 % des actions à un prix maximum de 230 € avant le 20 octobre prochain. Cette opération serait suivie d’une réduction de capital à hauteur de 10 % et dès celle-ci achevée, un deuxième rachat de 10 % d’actions L’Oréal supplémentaires à un prix maximum de 250 € par action avant le 21 avril 2020 serait enclenché. Pour peu que le conseil de L’Oréal soit d’accord, Jean Paul Agon serait en mesure, comme il l’a affirmé, de racheter les actions L’Oréal (20 %) à Nestlé ou à ses actionnaires, et ceci, si besoin, d’ici la fin de l’année.
Une telle opération plausible, parait juridiquement compliquée. Quoiqu’il en soit, elle devrait se faire comme en 2014, dans le « respect » de l’égalité des actionnaires c’est à dire au prix du marché.
L’hypothèse du rachat à Nestlé n’est pas une vue de l’esprit. Le 9 février dernier, peu avant la fin du pacte, Jean Paul Agon a indiqué que L’Oréal avait les moyens de reprendre la participation de Nestlé restante chez L’Oréal en empruntant. Pour autant, les choses ne se passeront pas forcément ainsi et L’Oréal pourrait aussi racheter ses titres « au fil de l’eau » mais dans des proportions importantes, de façon à éponger les actions L’Oréal que Nestlé aurait pu distribuer à ses actionnaires. Cette solution évoquée régulièrement par les médias, ne tromperait personne puisqu’elle faciliterait le désengagement de Nestlé.
Reste qu’au final une question essentielle se poserait : celle de la finalité d’un emprunt XXL consacré à des rachats d’actions en vue, soit de les annuler, soit de les porter en auto-contrôle.
La déductibilité des intérêts financiers contestable si l’emprunt n’est pas conforme à l’intérêt social
Et c’est la fiscalité des intérêts d’emprunt qui pourrait servir de révélateur.
Dans la mesure où L’Oréal devrait s’endetter à hauteur de 10 ou 15 milliards € pour mener à bien son projet, le groupe devrait payer des frais financiers qui pèseront sur le résultat d’exploitation.
La règle en matière de déductibilité de ces intérêts qui se chiffreraient en centaines de millions €, pourrait être dissuasive. En effet, « La jurisprudence a admis la déduction de charges liées à une réduction de capital par rachat d’actions (Cour Administrative d’Appel de Versailles N° 10VE03601 24 janvier 2012, affaire Yoplait) seulement parce que cette opération se situait dans le cadre d’une réorganisation générale et, qu’en l’espèce, il était reconnu que la société avait » personnellement retiré une contrepartie positive de cette nouvelle organisation « .
Dans la lignée de cette jurisprudence, le Conseil d’Etat (CE N°376739 15/02/2016), a considéré que, pour remettre en cause la déductibilité des intérêts d’emprunt contracté par une société aux fins de procéder au rachat de ses propres titres, l’administration doit rechercher si l’opération en cause est réalisée dans l’intérêt de la société.
Or, dans ce cas particulier, sauf à ce que cette opération de rachat d’actions permette un échange de titres avec un partenaire proche ou serve à céder un actif (comme en 2014), nombre d’actionnaires contesteront probablement, non sans raison, l’avantage que L’Oréal prétendrait en retirer. Le marché financier ne serait-il pas suffisamment actif et important pour absorber la cession d’une participation d’une société du CAC40 ?
Par conséquent, si le droit fiscal devait statuer que le rachat de titres L’Oréal, dans des proportions conduisant à un endettement de plusieurs milliards € n’est pas « dans l’intérêt de la société », il faudrait en conclure que le conseil de L’Oréal ou son dirigeant, pourraient s’être livrés à des actes abusifs.
Il est certes possible que le groupe réussisse à esquiver l’obstacle mais la règle fiscale doit être la même pour tous , et cette question du risque de non-déductibilité des agios, méritera d’être posée.
La question des conflits d’intérêts
La famille Bettencourt Meyers et le groupe Nestlé qui détiendront peut-être à eux deux, encore 56 % du capital de L’Oréal, le 17 avril prochain, pourraient probablement obtenir une majorité sur ces résolutions 12 et 13. On ne voit pas d’ailleurs pourquoi ils voteraient contre des résolutions qui vont dans le sens de leurs intérêts. Or, la question des conflits d’intérêts et des « parties liées » pourrait être évoquée pour demander que les deux actionnaires s’abstiennent de voter, s’ils devaient en tirer un profit particulier.
De quelque façon qu’ils interviennent, les rachats d’actions L’Oréal, dans de telles proportions, s’ils sont mis en oeuvre, bénéficieront au premier chef à Nestlé (directement ou indirectement) qui en profiterait d’une façon ou d’une autre pour céder ses titres.
L’annulation des titres L’Oréal ( résolution 13) pour 10 % du capital, aurait également pour effet de faire remonter mécaniquement la participation familiale des Bettencourt Meyers au capital. La famille conservant ses actions, bénéficierait d’un effet relutif sur sa participation comme tous les actionnaires. Et la mise en oeuvre de rachats massifs d’actions L’Oréal pourrait avoir un impact très positif sur ses droits de vote. Au final, si 20 % des actions étaient rachetées et 10 % annulées, l’actionnaire familial détiendrait alors 41 % des droits de vote au lieu de 33 % actuellement.
Pour passer de 33 à 41 % des droits de vote, la famille Bettencourt aurait – sans coup de pouce de L’Oréal, lié au rachat d’actions – à débourser environ 8 milliards €. Et elle serait sans doute obligée de lancer une OPA sur le groupe car elle fait partie de la liste des actionnaires qui bénéficient de la clause de « grand père ».
Les résolutions 12 et 13, si elles sont mises en application, rendraient le franchissement de seuil de 33,33 % passif – c’est à dire obtenu sans avoir à racheter soit même ses actions- et dispenserait donc la famille d’avoir à lancer une telle opération probablement au dessus de ses moyens. Il n’y a par conséquent aucun doute que les résolutions 12 et 13 présentent un énorme avantage pour l’actionnaire familial en particulier, sans commune mesure avec l’intérêt que peuvent y trouver les actionnaires minoritaires.
Une lourde responsabilité pour les administrateurs indépendants du conseil d’administration
Sauf à ce que Jean-Paul Agon revienne sur ce qu’il a dit concernant un éventuel rachat de titres détenus par Nestlé, il est probable, voire certain que Nestlé aura un intérêt à ces opérations de rachat de titres, il est aussi probable aussi qu’une opération gérée s’imposera, de sorte que le conseil sera en présence d’une convention réglementée avec une « partie liée ». Si on considère que la famille Bettencourt a un intérêt direct à cette opération, car elle leur permettrait de franchir la minorité de blocage de façon passive, elle serait, comme on l’a vu ci-dessus » être considérée comme » partie liée ». En conséquence, un conseil d’administration qui prendrait ce type de décision en finançant les opérations par emprunt devrait s’appuyer sur les seuls actionnaires indépendants de la famille Bettencourt et de Nestlé pour voter ce qui serait considéré comme « convention réglementée ».
Qui serait prêt à endosser vis à vis des minoritaires de L’Oréal , la responsabilité d’achat de bloc d’actions du groupe de cosmétiques à Nestlé, compte tenu du conflit d’intérêt et de la nécessité de s’endetter massivement, si d’une façon ou d’une autre, surtout si cette opération ne rentrait pas dans l’intérêt social ?
Dans tous les cas, on ne peut pas demander aux actionnaires minoritaires de L’Oréal, de signer un chèque en blanc de plus de 25 milliards €, sans donner davantage de précisions sur la finalité des résolutions 12 et 13, surtout s’il s’agit de bloquer l’entrée de tiers au capital et d’entraver peut-être la valorisation boursière.
Face au flou qui règne, Jean-Paul Agon devra donc préciser au plus vite, sans attendre l’assemblée générale, la destination précise des rachats d’actions pour lesquels il demande une autorisation. Ces rachats de titres sont-ils ou non dans la continuité des propos qu’il a tenu précédemment ? La résolution numéro 12 permet des rachat de blocs de titres, mais de quels blocs s’agit-il ? Nestlé s’est-il engagé à revendre ses actions à L’Oréal via un accord dont les actionnaires n’auraient pas eu connaissance ?
A moins, qu’il ne compte sur des modifications législatives à venir pour faire passer son projet, il serait surprenant que Jean Paul Agon, entouré de nombreux conseils juridiques, puisse s’aventurer dans une opération de rachat de titres de cette envergure. Agirait-il ainsi conformément à l’objet social de L’Oréal et dans l’intérêt social de l’entreprise ? Ou bien faut-il s’attendre, à découvrir derrière ces résolutions, une nouvelle cession d’actifs, un nouveau partenariat capitalistique ?