La Bourse est probablement l’un des marchés les plus réglementés qui existe. Et pourtant, les actionnaires individuels ont souvent l’impression d’être en plein Far West. L’autorité des marchés financiers (AMF), qui tient lieu de shérif, est censée faire respecter la loi et l’ordre. Mais elle a souvent bien du mal à épingler les contrevenants, soit qu’ils soient trop nombreux, soit qu’ils soient trop puissants. Ces dernières années, des sanctions plus nombreuses sont tombées pour punir les tromperies perpétrées par des équipes dirigeantes ou des administrateurs ripoux. Derniers exemples en mémoire, les amendes infligées ont moins visé les dérives de très grands groupes que des seconds couteaux, comme le « guidage des prévisions d’analystes » sur Faurecia, les délits d’initiés des administrateurs de Faiveley ou les malversations de Carrère (1,6 million d’euros d’amende et condamnation du commissaire aux comptes complice, PriceWaterhouse). Des condamnations finalement peu dissuasives, les actionnaires spoliés n’étant pratiquement jamais indemnisés.
Face à ce vide répressif, les émetteurs ( les sociétés cotées en Bourse) prônent surtout l’autorégulation (« soft law » en anglais) et leurs lobbies s’activent régulièrement pour empêcher l’adoption de lois contraignantes (hard law). Résultat : la défense des actionnaires minoritaires est toujours un combat du pot de terre contre le pot de fer. Qu’ils soient actionnaires individuels ou même gérants de fonds d’investissements, les actionnaires minoritaires n’ont souvent guère d’autre option que de voter avec leurs pieds dès qu’ils craignent des sorties de route. Quand ils le peuvent, ils vendent les titres qui présentent le plus de risques et se concentrent sur les actions des émetteurs transparents et « sans embrouille ».
L’AMF adopte la tactique de la « boîte noire » et ne répond pas aux plaignants
La question nous est souvent posée, quelle suite est donnée aux plaintes adressées à l’AMF. « Vous avez indiqué dans un article que l’AMF avait été saisie d’une plainte de Proxinvest » fait remarquer un lecteur à propos d’Alcatel-Lucent, « où en est la procédure ? ». En septembre, la société de conseil aux investisseurs sur les politiques de vote s’était, en effet, adressée au gendarme des marchés pour demander une saisine de la commission des sanctions à propos d’informations trompeuses sur les conditions de départ du dirigeant. Un autre lecteur s’étonne, il a, lui aussi, écrit à l’AMF à propos de la parité de l’opération avec Nokia qu’il conteste, mais il n’a eu aucune réponse. Quant à la présidente de l’Adam (association de défense des actionnaires minoritaires), Colette Neuville, elle écrit régulièrement au président de l’Autorité , Gérard Rameix, pour dénoncer des irrégularités dans des opérations financières, comme la bataille boursière pour le Club Med en 2014. Or, ses multiples courriers sont toujours restés sans réponse, comme elle le confiait récemment à minoritaires.com.
Pourquoi ce silence ? « C’est un principe » avoue un représentant de l’AMF interrogé sur cette question au salon actionaria, ajoutant « toutefois, nous en tenons compte souvent ». Si c’est exact, il est difficile d’en discerner les effets.
Contrairement aux règles d’autres pays, le gendarme boursier français n’a aucune obligation de réponse aux dénonciations de tripatouillages boursiers et financiers. Il n’existe pas en France comme pour le FSA au Royaume Uni, la possibilité de se plaindre de la complaisance de l’AMF vis-à-vis d’irrégularités dont elle est informée. Quand les services de l’AMF décident de pousser certaines enquêtes et les présentent à son collège (son organe de pilotage), on ne sait pas très bien quels sont ses critères pour effectuer les choix. Quant à la commission des sanctions de l’AMF, elle n’a aucun pouvoir de décider d’une enquête ou d’une accusation de sa propre initiative. Ce sont les services de l’AMF qui enquêtent, et les commissions ad hoc du Collège qui prennent l’initiative de déclencher une procédure de sanction auprès de ladite commission afin qu’elle instruise le dossier qu’on lui transmet.
La « saisine » de l’AMF dont parlent les médias, n’a donc rien d’officiel, et il ne faut pas s’attendre à avoir des nouvelles de la procédure. Impossible pour quiconque de savoir si une enquête est déclenchée à l’AMF ou tout simplement si l’autorité prend au sérieux les témoignages qu’elle reçoit. Et rien n’oblige l’autorité à sortir de ce comportement de « boîte noire ». L’émetteur est ainsi protégé de la vindicte publique, jusqu’à l’éventuelle condamnation plusieurs années plus tard, comme tout coupable présumé innocent.
Le médiateur de l’AMF, une voie trop étroite pour régler les différends avec les émetteurs
Dans certains cas, il existe pourtant bien un moyen de dénoncer les dérives des émetteurs indélicats, et de se faire entendre. Lorsqu’un actionnaire s’estime lésé, au lieu d’écrire à l’AMF, il peut s’adresser au médiateur public de la consommation en matière financière qui n’est autre que « le médiateur de l’AMF ». Cette instance opérationnelle depuis 1997, est présidée depuis fin 2011 par Marielle Cohen-Branche, à qui l’on peut écrire 17, place de la Bourse, à Paris 2ème.
Que peut faire le médiateur ? Ses équipes ne s’intéressent qu’aux préjudices avérés. Si vous estimez par exemple que le prix fixé par Holcim pour indemniser les actionnaires de Lafarge, lors du retrait de la cote, est très insuffisant, le médiateur n’y peut rien. Dès lors qu’un expert assermenté dit indépendant a validé les termes de l’offre, l’AMF la déclare conforme. Bien sûr, on peut tenter un recours en justice contre la décision de l’AMF de valider une offre pernicieuse, dans les délais impartis, mais sans aucune chance d’obtenir gain de cause. L’administration se serre les coudes. Pour faire entendre votre voix, vous vous retrouverez face à des flopées d’avocats payés par l’émetteur pour cautionner les dires de l’expert dit indépendant. Une fois de plus le pot de terre contre le pot de fer !
D’une façon générale, l’intervention du médiateur ne concerne qu’une toute petite partie des affaires. Pour pouvoir s’adresser à lui, il faut rentrer dans le strict cadre prévu. Il faut, non seulement, avoir subi un préjudice chiffrable et prouver son lien direct avec les irrégularités alléguées. Mais il faut aussi que le plaignant ait entrepris, sans succès, des démarches pour demander réparation à l’amiable. Et, condition supplémentaire : aucune action en justice ne doit être engagée sur le litige concerné. Si toutes ces éléments sont réunis et si l’actionnaire est certain d’être le dindon de la farce, alors le médiateur pourra étudier sa réclamation. La voie de la médiation est tellement étroite que les actionnaires de Gowex qui ont tout perdu en investissant dans cette supercherie cotée sur Alternext, ont vu leur requête repoussée. Motif : des actions en justice sont engagées par ailleurs.
Que faut-il en conclure ? Que le médiateur peut, à la rigueur régler des litiges liés au fonctionnement du PEA, mais qu’il est mal adapté à la médiation avec les émetteurs dans le cadre d’opérations financières ou de malversations. Pour s’adresser à lui, il faut établir qu’il y a eu faute et pour établir qu’il y a eu faute il faut que l’AMF ait accepté d’enquêter, puis que la commission des sanctions ait prononcé une condamnation. On en revient donc au problème initial : c’est bien l’AMF qui fait la pluie ou le beau temps quand il s’agit de décider des fautes d’un émetteur ou de ses dirigeants, pour faire un exemple. Or, la tactique de la « boîte noire » ne permet pas de savoir quels sont les dossiers sélectionnés et pourquoi.
Les actions en justice, des marathons qui épuisent les plaignants et leurs avocats
Pour être indemnisé d’une faute commise par un émetteur, le derniers recours est donc bien la justice. Mais, là encore, il faut s’armer de patience. Si les actionnaires de Sidel ont bien été indemnisés en 2008 pour des faits datant de 2002, ceux d’Eurotunnel ont subi la descente aux enfers du cours de l’action, et n’ont pas été entendus en dépit des entorses grossières et répétées aux réglementations (communication trompeuse, etc.).
Le nouveau parquet financier est lui aussi parfois très démuni. L’affaire Natixis, donne un bel exemple des arcanes de la justice dans lequel le dossier s’est perdu. Après avoir souscrit en 2006, pour moitié à un placement de 5 milliards € d’actions Natixis sur la base d’un prix de 19,55€ en décembre 2006, des centaines de milliers de petits porteurs, souvent sollicités par les Caisses d’Epargnes ou les Banques Populaires à qui profitait l’opération, ont vu l’action Natixis s’effondrer autour de 1 € en 2009, alors que Natixis n’avait pas averti de sa fragilité financière. Plusieurs milliards € d’épargne ont été engloutis dans cette affaire et le préjudice causé aux actionnaires minoritaires n’a toujours pas été examiné par la justice, neuf ans après les faits. Colette Neuville, la présidente de l’association de défense des actionnaires minoritaires (ADAM), a saisi en février 2009, le procureur de la République au nom des 91 premiers actionnaires de Natixis, victimes évidentes d’une information trompeuse et de comptes inexacts. Maître Géniteau, qui donne parfois l’impression de se battre contre des moulins à vent, a transmis au total 900 dossiers de parties civiles au juge d’instruction. Pour des raisons obscures, les expertises demandées pour éclairer la justice ont d’abord été refusées et un nouveau juge d’instruction a été nommé.
Un climat de suspicion chez les minoritaires
La difficulté des minoritaires à faire entendre leur voix entretient un climat de suspicion qui explique en partie la désaffection des actionnaires individuels pour la Bourse. « En mars 2015, 1 Français sur 9 détenait des valeurs mobilières. Ils étaient encore près d’1 sur 5 en 2009 » relève l’observatoire de l’épargne de l’AMF. Face à cette constatation, on ne peut que plaider pour un renforcement des moyens du gendarme, et de sa transparence, pour qu’il soit non seulement plus présent et plus sévère vis-à-vis des tricheurs, mais aussi qu’il soit aussi plus à l’écoute des réclamations des actionnaires.
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