Aux Etats-Unis, quelque 181 membres du BRT (Business Roundtable¹), constitué de patrons de multinationales, ont publié le 19 août dernier, une déclaration d’intention visant à considérer que l’intérêt de l’actionnaire et la « fabrication du profit » ne sont plus les seules raisons d’être de l’entreprise. Le Conseil des investisseurs institutionnels (CII) n’a pas tardé à réagir.
La mutinerie des patrons de multinationales, prise au sérieux
Avec un peu de recul, la « mutinerie patronale » à l’égard du capital surprend, surtout lorsqu’elle est défendue par des dirigeants qui ne sont pas fondateurs de leur entreprise ou qui se sont fait coter en Bourse pour se développer.
Les actionnaires nomment les administrateurs en assemblée générale et les conseils d’administration choisissent un dirigeant. Les dirigeants gèrent l’entreprise pour le compte des actionnaires quels qu’ils soient. Les administrateurs surveillent la bonne gestion et avec les dirigeants, ils sont tenus de rendre compte de leur gestion aux actionnaires. En théorie, du moins, c’est ainsi que fonctionne la gouvernance des entreprises et des multinationales en France, aux Etats-Unis et partout dans le monde. Et si les choses devaient changer, il faudrait des lois.
Ce qui a surpris dans cette déclaration du BRT c’est que curieusement, ces patrons américains qui pourraient enfiler des Gilets Jaunes, se comportent comme si c’était à eux de choisir à qui appartient l’entreprise et quelle est sa finalité. Comme beaucoup de dirigeants français de multinationales cotées dont le capital est dispersé, une partie des patrons américains semblent avoir acquis la conviction que l’entreprise leur appartient en totalité et qu’ils sont en droit de se libérer de leurs engagement vis à vis des apporteurs de capitaux. Si les patrons du BRT avaient vu les choses autrement, ils auraient évidemment consulté les grands gestionnaires d’actifs, comme Blackrock, Vangard ou leurs organes représentatifs… et ils auraient suggéré une déclaration commune.
Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. C’est pourquoi, le Conseil des investisseurs institutionnels (CII) a immédiatement réagi, faisant remarquer avec tact et fermeté que « La déclaration du BRT, sous-estime la responsabilité des conseils d’administration et des dirigeants, vis-à-vis des actionnaires ».
Retrouvez ici le communiqué du CII du 19 août 2019
« La déclaration de BRT suggère que l’entreprise a des obligations envers diverses parties prenantes, plaçant les actionnaires en dernier et les considérant simplement comme des fournisseurs de capital plutôt que comme des propriétaires ». Sans éluder la nécessité de miser sur le long terme et de respecter les parties prenantes, le syndicat d’investisseurs rappelle que les dirigeants doivent rendre compte aux propriétaires de l’entreprise.
Rendre des comptes à tous c’est ne rendre de comptes à personne
Pour le CII, le syndicat de dirigeants a exprimé son nouvel engagement en matière de gouvernance des parties prenantes tout en œuvrant à la réduction des droits des actionnaires, mais sans proposer en contrepartie de nouveaux mécanismes pour responsabiliser le conseil d’administration et la direction envers les parties prenantes.
Le CII est certes favorable à l’utilisation optimale du capital pour la performance à long terme, ce qui inclut la prise en compte de la contribution des parties prenantes à cet objectif, mais il remet les pendules à l’heure : » C’est aux gouvernements, et non aux entreprises, de définir et d’atteindre des objectifs sociétaux qui ont peu ou pas de lien avec la valeur à long terme pour les actionnaires » note-t-il. Il poursuit : « nous pensons qu’il est difficile pour les conseils d’administration et les dirigeants de rester concentrés sur le long terme, toutefois, il est clair que les entreprises dotées d’un fort leadership ont démontré leur capacité à le faire, en particulier lorsqu’elles fournissent aux actionnaires une information complète et une formulation claire de leur vision stratégique à long terme. »
Des dirigeants frustrés, vulnérables aux changements de valorisation de leurs sociétés
Une grande partie de la discussion des multinationales sur la gouvernance des «parties prenantes» semble minimiser ou ignorer le rôle des marchés. « Les actions cotées sont généralement très liquides et il ne fait aucun doute que les dirigeants d’entreprise sont souvent frustrés par le sentiment qu’ils sont vulnérables aux changements rapides de valorisation de leur société, à mesure que les investisseurs réévaluent leurs perspectives. Même si nous sommes conscients que les dirigeants n’aiment pas se sentir contraints et soumis aux forces du marché, rien dans la déclaration de BRT ne changera cette dynamique des marchés d’actions cotées », font remarquer les investisseurs institutionnels.
« Si la «gouvernance des parties prenantes» et la «durabilité» servent à masquer une mauvaise gestion ou à bloquer les changements nécessaires, l’économie dans son ensemble sera perdante » concluent-ils.
Selon le Financial Times, les dirigeants de multinationales américaines se méfient des activistes et voudraient faire baisser la pression sur des demandes récurrentes d’investisseurs, allant du changement climatique à la rémunération des hauts dirigeants. Ils seraient en plein lobbying auprès de la SEC ( Securities Exchange Commission), visant à obtenir un relèvement de seuil de détention du capital nécessaire à la présentation par les actionnaires de propositions lors des assemblées générales des entreprises cotées.
¹ Le Business Roundtable (BRT) est une association à but non lucratif, un lobby, basé à Washington, D.C., dont les membres sont les directeurs généraux de grandes entreprises américaines. Depuis 1997, il défendait le modèle économique mondial dominant, le marché libre, la primauté des actionnaires et le néo-libéralisme.