Présenté comme « équilibré », l’accord conclu par Alstom avec General Electric passera-t-il un jour pour une des grandes supercheries de l’histoire boursière ? Patrick Kron, le PDG d’Alstom, a-t-il communiqué des informations approximatives et incomplètes, sinon trompeuses, à ses actionnaires et à l’Etat français, afin d’emporter leur approbation d’une opération très critiquée ? A dix jours de l’assemblée générale qui scellera le destin d’Alstom, nous décryptons les déceptions que recèle cette affaire.
Une prime de 4 millions d’euros pour Patrick Kron
A dix jours de l’assemblée générale d’Alstom, prévue le 19 décembre 2014 dans les salons de l’hôtel Méridien Etoile à Paris, le projet de transfert de ses principales activités à l’Américain General Electric soulève de plus en plus d’interrogations, malgré son approbation par le conseil d’administration du 5 novembre 2014.
Patrick Kron, le PDG d’Alstom, a pourtant toutes les chances d’obtenir l’approbation d’au moins deux tiers des actionnaires présents ou représentés, lui permettant d’empocher au passage la prime de 4 millions d’euros, soit la contrevaleur des 150 000 actions Alstom que lui a promis son conseil en novembre, en cas de succès. De quoi motiver le PDG d’Alstom, même s’il a certainement bien d’autres raisons de soutenir un accord avec l’américain.
Mais de quel accord parle-t-on ? Celui présenté en juin 2014 comme un projet équilibré entre le Français et son partenaire américain ? Ou celui ratifié par le conseil d’administration, qui s’apparente davantage à la vente des bijoux de famille ? Car le projet présenté au vote des actionnaires s’avère aujourd’hui bien différent de ce qui avait été envisagé en juin dernier. Le moins qu’on puisse dire c’est que les aménagements apparents à cette transaction n’ont pas fait l’objet d’une grande publicité.
A l’époque, après quatre mois de négociation, l’accord Alstom-GE avait permis de rassurer les Français sur la maitrise que notre pays pourrait garder sur son avance technologique dans les domaines de l’énergie (nucléaire, gaz-vapeur, éolien en mer, etc…) et sur les moyens dont disposait le gouvernement pour s’en assurer. Mais le projet détaillé soumis à l’approbation de l’AG du 19 décembre 2014, est beaucoup moins rassurant.
La sauvegarde de l’emploi seule priorité du gouvernement
Nous recommandons donc à ceux que l’avenir d’Alstom intéresse de bien réfléchir avant de voter « oui » à la résolution qui donnera à General Electric le contrôle sur toutes les activités énergie d’Alstom, mais aussi la capacité de peser sur l’avenir capitalistique de leur société.
Malgré les promesses de sauvegarde d’emplois, qui semblent la seule priorité du gouvernement, d’autres enjeux font douter du bien fondé de l’opération
1/ General Electric n’apporte que 7,35 milliards d’argent frais
Alors qu’Alstom a communiqué sur « la somme à recevoir » de 12,35 milliards d’euros que devait lui apporter General Electric, cette somme ne reflète pas l’argent frais qui entrera réellement dans les caisses du groupe français à l’issue de la transaction.
Au final Alstom ne récupèrera qu’environ 7,35 milliards d’euros. C’est donc une présentation fallacieuse qui a été faite aux actionnaires. Le pôle énergie cédé à GE est bien évalué à 12,35 milliards d’euros mais celui-ci détient une trésorerie de 1,9 milliard d’euros, c’est qui nous a été confirmé par la société. Or, Alstom abandonne cette trésorerie à GE, une approche des affaires généreuse, alors qu’on voit plus souvent l’inverse, c’est-à-dire des groupes profitant de la vente de certaines activités pour faire supporter discrètement aux nouveaux propriétaires un maximum de dettes. Dans ce cas, on pourrait dire que General Electric s’empare donc des activités Energie d’Alstom pour seulement 10,45 milliards d’euros.
Mais ce n’est pas fini, car pour garder un strapontin dans ses anciennes activités énergétiques, Alstom doit dans la foulée remettre au pot 2,5 milliards d’euros, en contribution au capital des trois nouvelles coentreprises (joint ventures) qui seront créées (sans dettes) avec GE. Une petite rallonge (pour Alstom), ou une « ristourne » (pour General Electric), qui n’était pas prévue en avril 2014, même si elle a été évoquée plus tard en juin. Ce seront donc 2,5 milliards de moins dans les caisses d’Alstom, une fois la transaction achevée.
Seulement 7,4 milliards d’argent frais pour Alstom
Enfin, General Electric profite de l’échange pour revendre à Alstom quelques activités de « signalisation », qui complèteront utilement sa branche Transport. Après que des évaluations de 400 millions puis 800 millions d’euros aient circulé, Alstom paiera finalement 600 millions d’euros à son partenaire américain pour cet « à-côté ». Résultat des courses, General Electric n’apportera au groupe Alstom que 7,35 milliards d’euros d’argent frais (12,35 – 1,9 – 2,5 – 0,6 = 7,35) soit 5 milliards de moins que le chiffre de 12,35 milliards communiqué au début des négociations.
2/ Présenté comme « équilibré », l’accord donne au contraire le pouvoir à General Electric
La présentation, en juin dernier, à la presse et aux actionnaires (et peut-être à l’Etat) d’un deal « équilibré » sur la construction de trois joint-venture GE-Alstom à 50/50 est trompeuse.
A l’occasion des résultats semestriels publiés le 30 septembre 2014, Alstom et GE ont rendu public les détails de leur accord, peu médiatisé et pourtant bien différent de ce qui était présenté trois mois avant, en ce qui concerne les coentreprises (joint ventures). Que ce soit dans le communiqué de presse publié par Alstom le 22 juin 2014 ou dans la présentation faite aux actionnaires en Assemblée, il est question à cette époque de trois coentreprises détenues à 50/50, où seraient logées les activités les plus stratégiques pour la France. Aujourd’hui, la réalité semble bien différente et ne sert ni les actionnaires, ni les intérêts nationaux. Comme toujours, le diable est dans les détails.
En juin 2014, voici ce que dit le communiqué du conseil d’administration d’Alstom rejetant l’offre de Siemens Mitsubishi (évaluée à 8,2 milliards d’euros tout de même) et acceptant celle de GE dont on sait aujourd’hui qu’elle ne rapportera que 7,35 milliards dans les caisses :
« Selon les termes de l’offre actualisée, après la réalisation de l’opération sur les activités Énergie d’Alstom, GE et Alstom créeraient des co-entreprises dans le domaine des réseaux et celui des énergies renouvelables.
Alstom et GE détiendraient l’un et l’autre une participation de 50% dans une co-entreprise Réseaux, qui regrouperait les activités globales d’Alstom Grid et de GE Digital Energy. Alstom et GE détiendraient également l’un et l’autre une participation de 50% dans la co-entreprise dédiée aux énergies renouvelables qui regrouperait les activités Eolien en mer et Hydro-électrique d’Alstom.
Une communication trompeuse des termes de l’accord
De plus, Alstom et GE créeraient une alliance à 50/50 portant sur les activités nucléaires dans le monde et la vapeur en France, qui inclurait la production et la maintenance de la gamme d’équipements “Arabelle” pour centrales nucléaires, ainsi que les équipements de turbines à vapeur d’Alstom et leur maintenance sur le marché français. De plus, l’Etat français disposerait d’une action préférentielle lui accordant des droits de veto ainsi que des droits de gouvernance spécifiques dans le domaine de la sécurité et des technologies pour centrales nucléaires en France. »
Or, ce n’est pas du tout ce qu’on retrouve dans le rapport financier d’Alstom au 30 septembre 2014 publié le 5 novembre 2014, le lendemain du feu vert du conseil au master agreement. On comprend dans ce document qu’Alstom n’est plus du tout actionnaire à 50/50 d’un partenariat « équilibré », mais devient au contraire actionnaire minoritaire des trois co-entreprises. Oh, pas de beaucoup ! Dans les deux premières coentreprises (Réseau et énergies renouvelables) Alstom détiendrait 50% moins une action, autant dire une miette. Ce partage du gâteau conviendrait bien pour un goûter d’enfants. Mais pas pour un poker où chaque carte compte. Car le résultat est exactement l’inverse de celui annoncé en juin : General Electric aura la majorité plus une voix, et donc le pouvoir d’imposer ses vues à Alstom.
S’agissant de la troisième co-entreprise, regroupant les activités les plus stratégiques d’Alstom pour les Français (les turbines Gaz Vapeur pour la France et le nucléaire), la supercherie est encore plus flagrante. Adieu le partenariat 50/50 rassurant pour la sécurité nucléaire. Cette fois, on ne coupe même plus la poire en deux, Alstom n’aura que 20% du capital, avec, en lot de consolation, presque 50% des droits de vote, moins deux voix quand même parce que General Electric, c’est le plus fort !
Pourquoi ? Aucune explication n’est avancée par le groupe dans les documents. Enfin, nous allons voir plus loin que la golden share (le droit de véto) prévu pour l’Etat n’a peut-être pas beaucoup de valeur non plus.
3/ En validant l’opération le 5 novembre 2014, l’Etat abandonne son pouvoir sur Alstom
Il sera préférable à l’avenir de ne plus trop compter sur l’Etat pour empêcher Alstom de se faire boulotter par son partenaire américain. Pourquoi ? Primo parce que l’Etat n’a pas utilisé son droit de veto relatif aux investissements étrangers en France ( décret Montebourg du 14 mai 2014) qui lui aurait permis de refuser l’opération.
Secundo, parce que la golden share que le gouvernement a négocié en juin 2014, dans la coentreprise GE-Alstom du nucléaire et du gaz, risque de ne pas valoir grand chose au plan juridique. Si cette action spécifique permet en théorie à un Etat de conserver un droit de veto sur une série de prérogatives listées dans le document de convocation des actionnaires à l’AG (en page 11), dans les faits la commission européenne n’aime pas ce genre de clauses. Elle s’est déjà opposée à maintes reprises aux golden shares et les gouvernements allemands, espagnols ou portugais en ont déjà fait les frais, plusieurs de ces actions spécifiques ayant été jugées illégales.
L’Etat bientôt à 20 % chez Alstom ? Vraiment ?
Terzio, les accords signés entre l’Etat et Bouygues pourraient eux aussi se révéler inapplicables. L’Etat a bien une option d’achat lui permettant de racheter 20 % du capital d’Alstom à Bouygues (qui possède 29 % d’Alstom) pendant 20 mois. Le problème est que l’Etat n’en a pas les moyens. D’autant que le prix d’exercice évoqué pour cette option, lui permettrait d’acheter des actions Alstom à 35 euros pièce, ce qui ne serait probablement pas une bonne affaire.
L’Etat a également signé avec Bouygues une convention de prêt de titres. Elle lui donnera, une fois l’accord avec GE conclus, la possibilité de voter chez Alstom à la place de Bouygues. Or, selon Colette Neuville, cet accord ne vaut rien. Sous prétexte qu’il permettrait à l’Etat de s’immiscer dans des affaires de n’importe quelle société non publique, la présidente de l’Adam, à l’intention de partir en croisade pour obtenir son annulation. Elle est prête à aller en justice pour prouver sa nullité, avec deux arguments : le contrat ne prévoit aucune rémunération du prêt de titre de la part de l’Etat ce qui ne serait juridiquement pas tenable. Et surtout Bouygues conserve les dividendes liés à sa participation, ce qui ne correspond pas aux impératifs du prêt de titres.
L’accord signé avec l’Etat, de la poudre aux yeux ?
Si cela s’avère exact, l’accord de l’Etat signé avec Bouygues sur Alstom, ne serait finalement que de la poudre aux yeux. Et dans ce cas, comment expliquer qu’un ministre de l’Economie ayant l’expérience d’un banquier d’affaires de chez Rothschild, comme Emmanuel Macron, ait pu donner son feu vert à l’opération Alstom-GE, le 5 novembre 2014, avec une ligne de défense aussi fragile pour le groupe français et ses technologies ?
4/ General Electric devient le maître d’Alstom Energie et préempte le destin de la branche transport
General Electric a négocié des clauses spéciales le mettant en position de force sur le pôle Energie, mais également sur les activités transport d’Alstom.
Ces clauses prévoient très clairement que GE bénéficiera d’options d’achat des actions détenues par Alstom dans les trois coentreprises. En cas de changement de contrôle d’Alstom(-Transport), ce groupe (et son acquéreur) devront obligatoirement vendre à GE, la quote-part d’Alstom dans les joint ventures.
De l’avis des analystes financiers, même après cette opération, le futur Alstom-Transport devra probablement trouver un autre partenaire, voire un nouvel actionnaire de contrôle, français ou non. Or, dans un tel scénario, General Electric récupérerait l’ensemble des activités Energie d’Alstom. Une clause bien plus forte que les autres. Primo, elle réduirait à néant la raison d’être des co-entreprises voulues par l’Etat. Secundo, elle donne de fait à General Electric un quasi-droit d’agrément des futurs partenaires d’Alstom.
En quelques mois, et en toute discrétion, le soi-disant partenariat « équilibré » présenté par Alstom au printemps 2014 s’est transformé en une emprise de General Electric sur les activités énergétiques stratégiques françaises, avec une préemption sur le destin d’Alstom Transport.
Au plan boursier, les actionnaires risquent aussi d’être les dindons de cette farce. Après ces beaux projets rabâchés à coups de communiqués, les investisseurs réaliseront que ce partenariat « équilibré » à l’appellation frelatée obscurcit sérieusement les perspectives du groupe français, et replonge l’action Alstom dans l’atonie, privée de l’arôme spéculatif qui a fait sa saveur autrefois.
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