OPA-OPE : pas de gendarme pour gérer les conflits d’intérêts

Opérations financières et conflits d’intérêts ne font pas bon ménage. Comment s’assurer par conséquent que les conditions d’une OPA ou d’une OPE sont fair-play pour les actionnaires de la cible ? Si l’offre publique est amicale et si les dirigeants sont fortement intéressés à sa réussite, le problème se complique. Le gendarme des marchés qui n’a pas la réponse, a passé la patate chaude à l’expert indépendant. Mais que vaut l’opinion de cabinets désignés par la cible consentante qui, de surcroit, paie les honoraires ?

Le dirigeant d’une entreprise cotée est désigné par un conseil dont les membres sont censés défendre l’intérêt de tous les actionnaires. En vitesse de croisière, l’intérêt personnel du dirigeant est donc aligné sur celui de la société et de ses actionnaires. Mais dans le cas d’une OPA ou d’une OPE amicale, la roue tourne. S’il compte rester dans le nouveau groupe ou s’il est intéressé financièrement à la bonne fin de l’opération, au mieux, le dirigeant aura du mal à rester objectif, au pire, il sera tenté de privilégier l’intérêt de l’acquéreur.

Club Med : les activistes ont dû bousculer la gouvernance 

Comme on l’a vu avec l’OPA du chinois Fosun sur le Club Med en 2013 et 2014, une équipe dirigeante intéressée à la bonne fin d’une offre, a tendance à s’investir à fonds dans l’opération. Elle peut alors décourager les surenchères qui sont qualifiées « d’hostiles ». Ainsi, sans l’intervention des activistes, les actionnaires de Club Med auraient-ils probablement fini par accepter un prix de 17,50 € par action, alors que les offres qui ont suivi, ont permis d’encaisser 24,60 €. Ce sont  donc 200 millions € qui sont venus garnir la poche des minoritaires.

Cet exemple montre que lorsqu’un dirigeant, a obtenu la promesse d’être intéressé au capital après l’OPA-OPE, lorsqu’il va conserver des fonctions dans le nouveau groupe en cas d’OPE ou lorsque ses conditions de rémunération sont liées directement ou indirectement à la réussite d’une offre, la question du conflit d’intérêts doit être soulevée. Car, compter sur les administrateurs pour jouer les garde-fous ne suffit pas toujours.

Le caractère amical d’une OPA-OPE repose précisément sur une entente entre la cible et l’acquéreur. Et ce cas de figure est maintenant la règle.  Celui de l’offre publique d’échange d’Holcim sur les actions Lafarge, comme celui de l’OPA de Fosun sur Club Med, ou de la future OPE de Nokia sur Alcatel-Lucent font donc apparaître de nouvelles problématiques pour les minoritaires.

L’expert remplace le gendarme mais n’enquête pas

Dans ce contexte, qui se soucie de la protection de leurs intérêts ?  L’Autorité des marchés financiers a renoncé depuis longtemps à veiller par elle-même à la prévention des conflits d’intérêts. Tout ce que fait le gendarme, c’est veiller à la conformité de l’offre qui est déposée et au respect de la réglementation. S’il redoute des conflits d’intérêts potentiels, il exige la nomination d’un expert indépendant apte à se prononcer sur l’opération. Le rôle de celui-ci consiste à s’assurer que personne n’est lésé.

Ainsi l’AMF a-t-elle exigé la nomination d’un expert indépendant pour l’OPE d’Holcim sur Lafarge. La suite montre les limites du système. D’abord, parce que l’expert indépendant est désigné et payé par la cible , ce qui met le cabinet dans une situation forcément ambiguë.

Ensuite, parce que l’investigation de l’expert indépendant est nécessairement limitée. Pour Lafarge, comme pour le Club Med, c’est le cabinet Accuracy, représenté par Bruno Husson qui a été choisi. Et l’affaire a été vite pliée.

Voici, dans le rapport sur l’OPE d’Holcim, la partie consacrée aux conflits d’intérêts par cet expert indépendant qu’on a rarement vu contester les conditions d’une offre :

« …des accords ont été conclus sur la gouvernance du nouvel ensemble en cas de succès de l’Offre, qui impliquent des dirigeants et membres du conseil d’administration actuels de la Cible. Dès lors, la désignation d’un expert indépendant est requise par la réglementation boursière, car l’Offre est susceptible de générer, au sein du conseil d’administration de la Cible, des conflits d’intérêts de nature à nuire à l’objectivité de l’avis motivé que les administrateurs doivent rendre sur l’intérêt de l’Offre ou de mettre en cause l’égalité de traitement des actionnaires.

S’agissant du conflit d’intérêts potentiel, connaissance prise des accords conclus entre Lafarge et Holcim en date du 7 juillet 2014 (« Combination Agreement ») et de l’avenant en date du 20 mars 2015, nous n’avons identifié aucun élément susceptible de remettre en cause l’égalité de traitement entre les actionnaires de Lafarge. En outre, les dirigeants de Lafarge nous ont confirmé dans une lettre d’affirmation qu’il n’existe pas d’accord conclu entre eux-mêmes et l’Initiateur autre que les accords susmentionnés. »

Accuracy dit en substance avoir analysé l’accord et n’avoir rien trouvé à redire. Pour mémoire, l’accord LafargeHolcim signé en 2014 a été révisé en mars 2015.  Le PDG Bruno Lafont et son conseil ont accepté de revoir la parité de l’échange de l’opération  au profit d’Holcim et au détriment des porteurs d’actions Lafarge. Dans un premier temps, Bruno Lafont  devait devenir DG du futur groupe LafargeHolcim. Après la révision de la parité, il devait renoncer à la direction générale mais il obtenait un lot de consolation. Comme co-président du nouveau groupe, il est assuré de percevoir une rémunération de 1,7 million € annuel pour un poste non opérationnel (voir notre article : LafargeHolcim : un pactole de plus de 30 millions € pour Lafont) et de garder les avantages dont il jouissait chez Lafarge.

Accuracy a donné son blanc-seing. Bruno Husson a-t-il enquêté pour savoir s’il existait d’autres accords conclus entre les dirigeants de Lafarge et Holcim ? Non, car il est admis par les autorités, qu’il suffit d’obtenir ce qu’on appelle « une lettre d’affirmation », c’est à dire un écrit des dirigeants par lequel ils affirment ne pas avoir conclu d’autres accords, pour être exonéré de toute investigation supplémentaire.  Pas de quoi rassurer vraiment les actionnaires.

* En droit français, le conflit d’intérêts n’est pas, un délit civil ou pénal. En revanche, les trafics d’influence ou les prises illégales d’intérêt qui peuvent en découler, sont sanctionnés.

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