Comment les créanciers protègent les dirigeants conciliants

L’Assemblée  du 19 octobre 2016 de SoLocal Group, qui a vu le plan de restructuration de la dette rejeté par une majorité d’actionnaires représentant 18 % du capital, a mis en lumière un véritable scandale. Des contrats d’émission obligataires de grandes entreprises cotées, contiennent des clauses de changement de contrôle discrètes qui empêchent de débarquer les dirigeants, même s’ils prennent des décisions à l’encontre des intérêts des actionnaires.

On savait que certaines clauses prévoyaient un remboursement anticipé des dettes en cas d’OPA, ce qu’on ne savait pas, c’est que même sans OPA, un simple changement de majorité au sein d’un conseil d’administration peut aussi s’entendre comme un changement de contrôle. Le résultat est donc là : en empêchant le conseil de se renouveler à la majorité, sous peine de mettre la société en faillite, les créanciers protègent de fait certains grands patrons. Avec de telles clauses, les actionnaires ne sont plus libres de nommer de nouveaux administrateurs pour faire basculer le conseil et changer la Direction. Bref, ils n’ont plus la main sur la gouvernance de l’entreprise. Diabolique !

Outre le rejet du plan de restructuration de la dette, les actionnaires regroupés de SoLocal ( ils sont plus de 1600) avaient massivement demandé le départ de la direction. Mais au moment de voter les révocations d’administrateurs qui devaient modifier la majorité au conseil ( lire :Défense des actionnaires : les coulisses de l’AG historique de SoLocal ), le président de l’ex-PagesJaunes, Robert de Metz  a invoqué une clause de l’emprunt obligataire 8,85 % de 2011 émis au Luxembourg.  Elle risquait, selon lui, d’entraîner l’exigibilité de la dette du groupe puisque les petits porteurs réclamaient des révocations et des nominations qui devaient  changer la majorité au sein du conseil d’administration.  Malgré une suspension de séance de 50 minutes, les juristes de DLA Piper qui accompagnaient le regroupement d’actionnaires de SoLocal n’ont pas eu le temps de s’assurer que la clause pouvait être valablement opposée.

Les actionnaires ont donc pris leur responsabilité et changé leur fusil d’épaule. La Direction a pu rester en place, ils n’ont obtenu que trois sièges au conseil. L’affaire ne devrait pas en rester là. Et à l’heure où nous écrivons ces lignes, on ne sait toujours pas quelle est la validité de ce type de clause. Robert de Metz n’at-il pas tenté là un vaste coup de bluff ?

SoLocal Group est revenu le 24 octobre sur cette fameuse clause pour apporter les précisions suivantes :

Cette clause est définie dans le prospectus d’émission des Obligations daté du 12 mai 2011, qui est en ligne sur le site de la bourse de Luxembourg (www.bourse.lu).

SoLocal détaille, ce qui, selon les termes des Obligations, constitue un cas de Changement de Contrôle :  cession, en une opération ou une série d’opérations liées, de tout ou substantiellement tous les actifs de SoLocal Group, adoption d’un plan de liquidation de SoLocal Group, cas où une ou plusieurs personnes agissant de concert viendraient à détenir des actions représentant plus de 50% des droits de vote de SoLocal Group, ou encore remplacement de la majorité des membres du Conseil d’Administration de SoLocal Group par des administrateurs non-cooptés ou non-agréés par le Conseil d’Administration (apprécié sur une période de 24 mois glissant).

En cas de Changement de Contrôle, l’émetteur, PagesJaunes Finance & Co SCA, a l’obligation de proposer aux obligataires de racheter leurs Obligations à un prix égal à 101% de leur nominal et la part du crédit syndiqué correspondante devient exigible exigible (350 millions d’euros).

Il est même précisé qu’un défaut au titre des Obligations donne le droit aux créanciers d’exiger immédiatement l’intégralité de la dette financière de SoLocal Group.

Cet épisode soulève de nombreuses questions et jette le trouble sur les rapport entre les créanciers et la gouvernance des les sociétés cotées au capital dispersé.

Elle fait douté de la protection des intérêts de l’actionnaire, empêchant non seulement le processus d’OPA hostile qui valorise au mieux les actions, mais permettant ainsi à des dirigeants contestés de conserver leur poste quelque soit le cours de l’action, pourvu que l’entreprise soit en mesure de respecter ses covenants ?

Ces clauses de changement de contrôle n’ont donc pas fini de susciter  l’indignation chez  les actionnaires car elles soulèvent un certain nombre de questions :

  • Quelle est la valeur de cette clause de changement de contrôle chez SoLocal et chez les émetteurs où on la retrouve ?
  • Telle qu’elle est rédigée en anglais, cette clause semble concerner tous les administrateurs issus des rangs des minoritaires qu’ils contrôlent ou non le capital. On pourrait donc penser que les créanciers en empêchant les actionnaires de jouer leur rôle, ils se substituent à eux et portent la responsabilité pleine et entière en cas de défaillance.
  • Le document de référence de SoLocal, évoque seulement un changement de contrôle mais ne précise pas que cela peut concerner des modifications substantielles du conseil d’administration, l’information aux actionnaires n’est-elle pas incomplète, non sincère, voire trompeuse ?
  • Rien n’est spécifié à la rubrique concernant les mesures anti-OPA, n’y a -t-il pas un défaut d’information flagrant de la Direction ?

D’une façon générale, les avocats ont l’air de trouver qu’il s’agit d’une clause usuelle des contrats obligataires, ce qui soulève d’autres questions, si on considère que ce type d’émissions obligataires se sont multipliées ces dernières années au Luxembourg  notamment:

  • Si les créanciers assurent une protection des dirigeants et des conseils, via ce type de clause qui privent les actionnaires de leurs droits de représentation, n’existe-t-il pas une collusion entre dirigeants et créanciers, les uns acceptant des taux d’intérêt élevés, les autres étant s’assurant ainsi de garder leur poste, une relation de type racket contre protection ?
  • Plus prosaïquement, certains dirigeants de grands groupes cotés, au capital dispersé, gèrent-il vraiment l’entreprise pour le compte des actionnaires ou pour celui des créanciers ?
  • Les conseils d’administration sont-ils au courant de toutes les clauses des contrats obligataires et quelle est leur responsabilité dans cette dérive ?

Et s’agissant de l’information que sont en droit d’attendre les actionnaires :

  • Les petits porteurs sont-ils réputés être informés de toutes les clauses des contrats portant sur des créances émises dans tous les coins de la planète et concernant toutes les filiales d’un groupe, dès lors que ces contrats sont publiés sur un site internet dont ils ne connaissent même pas l’existence ( Bourse. Lu dans le cas du contrat obligataire de SoLocal- document de 500 pages en anglais) ?
  • Quelle est la responsabilité des commissaires aux comptes dont on attend qu’ils vérifient que la bonne information soit reprise dans le rapport de gestion des émetteurs( ici Deloitte et E&Y, les deux commissaires aux comptes de SoLocal qui se sont vu refuser le renouvellement de leur mandat) ?
  • Les auditeurs de SoLocal ont-ils failli à leur mission et leur responsabilité peut-elle être engagée que la clause soit valable ou pas ?
  • Comment l’AMF s’est-elle arrangée ces dernières années avec les clauses de contrôle qui figurent dans les documents d’émission de dette et quelles ont été ses exigences d’information en la matière ainsi que ses recommandations ?

Si de telles clauses sont fréquentes, il est nécessaire de pouvoir en avertir les actionnaires concernés mais comment :

  • Ne faut-il pas systématiquement soumettre les émissions d’obligations et leurs contrats au vote des actionnaires en AGE, comme le font un certain nombre d’émetteurs ?
  • Faut-il exiger un rapport à l’AG détaillant  les clauses en question  ?
  • Faut-il exiger qu’elle soient voter au titre des conventions réglementées, dans la mesure où elles concernent un contrat signé par la société au profit de certains administrateurs ?
  • Ne faut-il pas tout simplement interdire ce type de clause ?

Proxinvest qui joue à présent le rôle d’agent de surveillance pour les actionnaires ( voir l’interview de Loïc Dessaint sur notre site ) a très vite réagi suite à l’AG de SoLocal et a écrit à l’AMF pour l’alerter et demander une mise au point. Les lettres adressées figurent sur le site du conseil en vote aux investisseurs.

Les émetteurs comme les actionnaires attendent maintenant des réponses.

Questions sur les emprunts-poison pills suite à l’AG Solocal Group

Quand la direction de Solocal s’arrange avec la traduction