Natixis, Zodiac…et profit warnings : les angles morts du délit d’initié

Le règlement (1) MAR entré en application le 3 juillet 2016, oblige les entreprises cotées sur un marché réglementé, à mettre en place une vraie usine à gaz au sein de leurs services juridiques ou de compliance, pour éviter la délinquance en col blanc, liée au délit d’initié. Mais au final, il reste beaucoup de trous dans la raquette.

Le but du régulateur est d’éviter à des personnes internes ou externes à l’entreprise, de nuire à l’intégrité des marchés financiers et à la confiance des investisseurs, en évitant que des détenteurs d’informations privilégiées n’en tirent parti alors que les actionnaires sont dans l’ignorance. Gérer cette « asymétrie d’information », c’est plus prosaïquement, empêcher que les « senior executives » ou dirigeants d’une société cotée, n’utilisent des données qui ne sont pas encore communiquées au marché, pour s’enrichir ou s’éviter des pertes sur les actions de l’entreprise qu’ils détiennent. Mais même lorsqu’ils sont de bonne foi, il n’est pas exclu qu’ils tombent dans le piège que constitue le profit warning.

Natixis et Zodiac, de nouvelles controverses 

En matière de délits d’initiés, ces dernières années, ce sont les gros poissons qui sont passés au travers des mailles du filet. Des soupçons de délit d’initié datant de 2014, et concernant le DG de BNP Paribas Baudoin Prot, ont été classés sans suite et sans explication. La procédure s’est mise en travers de la condamnation de l’ancien PDG d’EADS ( Airbus), Noël Forgeard en 2015. Une autre affaire que minoritaires.com a dévoilée et concernant cette fois-ci une présomption impliquant l’ex-PDG de Société Générale en 2008, au moment de l’affaire Kerviel, n’a pas non plus connu de suite à ce jour.

En avril 2018, en revanche, l’Autorité des marchés financiers, a condamné pour des faits datant de 2015, le Président du Directoire de Delta Drone à une sanction pécuniaire de 400 000 € pour s’être évité une perte de 306 000 € en utilisant une information privilégiée de sa société. Punition légère.

Le cas Zodiac 

Une autre affaire doit se dénouer dans les prochains jours. Elle concerne deux dirigeants de l’équipementier Zodiac fusionné depuis avec Safran.

Le 15 mars 2019, la commission des sanctions de l’AMF a prononcé des sanctions pour délit d’initié à l’encontre de deux anciens dirigeants de Zodiac et requis, contre eux deux, des sanctions pécuniaires de 350.000 et de 180.000 €.

Les faits remontent à février 2016, avant l’entrée en vigueur de la réglementation MAR. Deux dirigeants de la branche « sièges » ont cédé des actions de leur société Zodiac, seulement deux jours et six jours avant un avertissement sur les résultats 2015 de l’ex-Zodiac Aerospace, tombé le 24 février 2016. Le responsable financier de la branche Sièges avait signalé le 12 février 2019, une perte d’Ebita de 60 millions en cumulé sur les cinq premiers mois de l’exercice 2015-2016.

Les actions vendues avaient été reçues dans le cadre d’un plan d’attribution d’actions gratuites. En les cédant, les deux seniors avaient évité de subir la baisse des actions de 25,4 % intervenue le jour de l’annonce du profit warning et de perdre ainsi 91 130 € et 45 900 €. Le juge de la commission des sanctions de l’AMF a relevé le manquement à l’obligation d’abstention d’utilisation d’une information privilégiée.

Désendettement ou achat d’une résidence principale, pour justifier de l’utilisation d’une information privilégiée ?

L’un des deux dirigeants de Zodiac, a expliqué pour sa défense qu’il avait pris « toutes les précautions nécessaires préalables à la cession de ses titres et respecté toutes les procédures en interne », qu’il avait interrogé la direction de la communication de Zodiac, sur le début de la période rouge précédent la date présumée d’annonce des résultats du groupe, période pendant laquelle toute vente de titres était considèrée comme une vente suspecte. La personne lui avait indiqué que cette « période d’arrêt » démarrait plus tard.  L’argument n’a pas été retenu.

Et c’est bien là toute l’ambiguité. Un profit warning étant susceptible d’intervenir à tout moment, il n’y a pas de « période rouge » pendant laquelle, les transactions sont interdites et qui précède de 15 ou 30 jours l’annonce du profit warning. Par nature, l’alerte sur les résultats n’est pas programmable et la révision doit être communiquée très vite au marché. La décision de la commission de ne pas retenir cet argument, signifie encore qu’un dirigeant ne doit pas seulement s’abstenir de vendre ou d’acheter en période rouge mais qu’il peut être pris à contre pied par la décision de la société d’annoncer un profit warning ou a contrario un dépassement d’objectif. S’il figure sur la liste des initiés, à tout moment, il doit s’abstenir d’acheter ou de vendre des titres de sa société pour tirer profit d’une éventuelle information non publique, dont il aurait été susceptible de disposer, sans pouvoir se fier à un tiers ! Comme les actionnaires, les dirigeants qui figurent parmi les initiés, ont donc intérêt à ce que leur société soit, à tout moment, la plus transparente possible.

Enfin, dernier élément important, l’un des deux dirigeants a invoqué des circonstances particulières, il a plaidé la bonne foi, il a aussi indiqué qu’il avait cédé des titres pour se désendetter. A cet argument, la commission des sanctions a répondu  » la situation d’endettement évoquée… demeure le résultat de choix personnels dans la gestion de ses affaires, et n’est à ce titre pas de nature à renverser la présomption d’utilisation indue de l’information privilégiée, ni ne constitue un motif impérieux propre à l’exonérer de sa responsabilité « . Pas question donc non plus de retenir des circonstances exceptionnelles au sens du règlement MAR (2).

Le profit warning reste bien l’un des angles morts du délit d’initié, qui peut constituer un piège, même pour des dirigeants qui s’estimeraient de bonne foi.

Le cas Natixis

L’affaire qui concerne la banque Natixis, a fait l’objet d’une dépêche de l’agence Bloomberg le 22 février 2019 sans qu’on puisse savoir pour l’instant, si l’AMF s’est saisie du dossier. Une cession de titres de l’un des dirigeants de la banque Natixis, précédant l’annonce du profit warning de décembre, a pourtant soulevé un vent de révolte parmi les collaborateurs seniors de la banque.

Un cadre dirigeant de Natixis, très au fait de la situation des risques puisqu’il s’agit du directeur des risques, a déclaré à l’AMF, avoir vendu 32 292 actions Natixis, le 14 novembre 2018. Cette cession est intervenue cinq semaines avant l’annonce d’un profit warning par Natixis, le 18 décembre 2018. Cette annonce a fait chuter le cours de Natixis de 23 %.

Le directeur des risques est le seul dirigeant à avoir déclaré à l’AMF une transaction sur titre entre le 1er août 2018 et le 18 février 2019, date à laquelle Natixis a annoncé ses résultats 2018 donnant la mesure des pertes asiatiques, objet du profit warning ( 280 millions €). Il en ressort que celui qui a vendu le 14 novembre s’est évité une perte de 39 000 €.  

Or, dans la banque, chacun connait les règles en matière de manquements d’initiés. Les dirigeants de sociétés cotées qui réalisent des transactions sur les titres de leur société, qui plus est si c’est une banque, auraient de nombreuses occasions de réaliser des gains en Bourse, s’ils ne faisaient pas preuve d’éthique. Et c’est le cas pour la plupart. Pour éviter les tentations, ils sont soumis à de nombreuses prescriptions liées à la prévention des manquements d’initiés et en particulier, ils doivent avant toute opération, en référer au service conformité lequel doit vérifier, dans la mesure du possible, si la transaction est conforme. Mais cela ne veut pas dire que cette vérification exonère le dirigeant de s’abstenir de toute transaction, s’il est détenteur d’une information précise qui peut influer sur le cours de Bourse. On voit bien que le service compliance n’est pas toujours en mesure de dire si la transaction est ou n’est pas « fairplay », surtout s’il est sous-informé.

Eviter « l’apparence d’impropriété »

Mais les règles sont là et elles sont très strictes pour les dirigeants. L’AMF les a rappelées sous forme de recommandation dans son guide de l’information permanente du 26 octobre 2016. « Dans tous les cas, compte tenu de leurs fonctions et responsabilités, les dirigeants doivent faire preuve d’éthique et d’une grande rigueur dans la gestion de leur participation au capital de la société, afin d’éviter « toute apparence d’impropriété » dans les transactions qu’ils peuvent être amenés à réaliser. Cette règle pourrait se résumer ainsi : plus on monte dans la hiérarchie et plus on doit être insoupçonnable. Il est donc attendu des dirigeants un comportement exemplaire » indique l’Autorité, d’autant que le manquement d’initié repose sur une présomption simple d’utilisation par le dirigeant d’une information d’initié et que c’est à lui d’apporter la preuve contraire.

Le problème est que chez Natixis, cette transaction réalisée par le Directeur des risques aurait « une apparence d’impropriété » si l’on en croit des sources internes. Natixis est un établissement financier de premier rang et qui mieux que son Directeur des risques, était capable de prendre la mesure de « l’accident asiatique » bien en amont du profit warning ? Une réunion programmée le 15 novembre 2018, ( le lendemain de la transaction), avec la Direction des activités de marché et le management aurait d’ailleurs permis d’avoir une idée plus précise des pertes liées surtout au portefeuille de dérivés actions en Corée du Sud. Au final au moment de l’annonce du profit warning de décembre, la banque estime à 160 millions € les provisions à passer pour couvrir les pertes probables en Asie, au 4ème trimestre. Il est apparu à ce moment là « que sur certains produits spécifiques traités avec des clients en Asie, le modèle de gestion utilisé a conduit à mettre en place une stratégie de couverture qui s’avère déficiente, dans les conditions de marché actuelles » explique alors Natixis.

Une direction des risques bien informée ?

Le directeur des risques fait partie des 49 dirigeants qui composent le Comité exécutif pléthorique de Natixis où siégeait également l’an dernier, le responsable mondial de la compliance, nommé depuis au poste convoité de DGA de la plate forme Amérique de la banque de grande clientèle. Le Directeur des risques « était l’un des dirigeants les mieux informés sur cette situation de pertes sur les portefeuilles Autocall en Asie, bien avant août 2018, explique encore une source en interne, ce sont ses propres équipes qui ont lancé un projet de développement de modèle pour corriger les limites détectées avant août 2018 sur les modèles auparavant employés. Ce projet devait aboutir fin septembre 2018 mais il a subi du retard ». En parallèle, une autre revue lancée sur les portefeuilles de dérivés actions s’était poursuivit d’août à octobre 2018. Elle avait été lancée par le management front office de la banque de grande clientèle, à Paris, New York et Hong Kong, si bien qu' »une grande quantité de personnes étaient informées de cette situation de pertes importantes entre août et octobre 2018  » affirme encore notre source. Or, ni le Directeur des risques, ni le responsable de la compliance, n’auraient pris des mesures pour empêcher que certains puissent profiter de la situation.

L’information que détenait le Directeur des risques était-elle pour autant, suffisamment précise le 14 novembre 2018, pour être qualifiée d' »information privilégiée » qui, si elle avait été rendue publique, aurait été susceptible d’avoir une influence sensible sur le cours de l’action Natixis ? Et si c’était bien une information privilégiée suffisamment précise, pourquoi le profit warning est-il arrivé si tardivement ? Les questions se bousculent et il n’est pas simple d’y répondre, d’autant que la banque refuse absolument de donner des détails sur ses mécanismes de compliance et son règlement intérieur.

Dès le mois de novembre, plusieurs dirigeants, et au premier chef, le directeur des risques, ont-il pu détenir une information privilégiée assez précise sur l’impact des pertes asiatiques ? Ce qui est certain, d’après l’agence Bloomberg, c’est que Natixis a bien été en mesure de commenter, dès le 9 novembre 2018, le jour de l’annonce des résultats trimestriels, et quelques jours avant la transaction dite « suspecte », qu’elle « faisait face à des conditions de marché difficiles dans certaines zones géographiques de l’Asie » ce qui est passé relativement inaperçu dans le public. Il est vrai que, hormis les dérivés, le reste des activités de marché des banques n’était pas florissant à l’époque, et que le cours des valeurs bancaires reflétaient la morosité. Et entre le 14 septembre 2018 et le 14 janvier 2019, l’action Natixis chutait et sous performait ses pairs.

Un « circulez, il n’y a rien à voir » de la direction de la communication

Comme Bloomberg, minoritaires.com a interrogé la direction de la communication de Natixis pour savoir si oui ou non, la vente des titres en question par le diirecteur des risques, pouvait être qualifiée de « délit ou manquement d’initié ». Natixis a été interrogée également sur les procédures mise en place pour éviter les délits de ce type. La réponse a été la même que celle faite aux journalistes de l’agence Bloomberg : « Les ventes d’actions Natixis par les dirigeants sont strictement contrôlées. Cette cession a suivi à la lettre les règles et procédures en vigueur, et a été réalisée de façon totalement transparente avec l’AMF » nous a répété Benoît Gausseron qui dirige la communication de la banque. Autrement dit « circulez, il n’y a rien à voir ! ».

Mais alors que s’est-il passé ? L’AMF mène-t-elle l’enquête ? Le dirigeant qui a cédé ses titres le 14 novembre, a bien déclaré dans les formes sa cession d’actions à l’Autorité des marchés financiers. En interne, la procédure de déclaration au responsable de la compliance aurait, elle aussi, été appliquée à la lettre et ce dernier n’aurait rien trouvé à redire. Le Directeur des risques a-t-il pu être dans les clous parce qu’il aurait invoqué les fameuses « circonstances exceptionnelles » ?

Dans son guide de l’information permanente (§ 1.2.1), l’AMF explique que « L’émetteur ( NDLR : sans qu’on sache quelle personne exactement) peut autoriser un dirigeant initié à procéder à des cessions immédiates de ses actions durant une fenêtre négative (NDLR : pendant une période où il doit l’éviter) en raison de circonstances exceptionnelles ». L’AMF fait référence aux articles 7 et 8 du complément à la Directive MAR, 2016/522 du 17 décembre 2015 (2).

L’angle mort : des circonstances exceptionnelles

Pour que des circonstances exceptionnelles puissent être invoquées, l’émetteur ( Natixis dans l’exemple) aurait dû procéder à une analyse au cas par cas. La demande d’autorisation de transaction du dirigeant concernée, aurait dû être faite très en amont, formulée par écrit et motivée. Le dirigeant aurait dû décrire les circonstances exceptionnelles nécessitant la vente immédiate des actions et démontrer que la cession envisagée était la seule alternative raisonnable. Ainsi le dirigeant de Natixis aurait-il ainsi pu obtenir une sorte de « laisser passer », ce qui a peut-être été le cas.

Faute de transparence, on nage ici dans un océan de questions. Elles interpellent des collaborateurs de Natixis, en colère, alors qu’ils ont vu leurs bonus fondre de 10 à 40 % et leur intéressement s’amenuiser, en raison des pertes en Asie.

En Bourse, aucune réglementation, ni aucune usine à gaz de conformité, ne remplace la transparence, l’éthique, le bon sens et la conscience de l’exemplarité. Dans le cas présent, le bon sens et la conscience de l’exemplarité, auraient voulu que le directeur des risques entré en fonction en septembre 2017, ne possède plus à cette date, aucune action Natixis afin d’éviter tout risque de conflit d’intérêts. Ou pour le moins qu’il s’abstienne de toute transaction. Et la transparence voudrait que la banque s’explique clairement sur ce qui s’est passé afin de faire taire la polémique et de rassurer les investisseurs sur sa gestion des risques.

(1) Règlement (UE) n°596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché (« règlement MAR »)

(2) Extraits du règlement délégué de l’UE 2016/522 de la commission  du 17 décembre 2015. 

  • Un émetteur peut, dans des circonstances exceptionnelles, permettre à une personne exerçant des responsabilités dirigeantes de procéder à des ventes immédiates de ses actions pendant une période d’arrêt. L’autorisation de l’émetteur doit être accordée au cas par cas, et le premier critère doit être qu’une personne exerçant des responsa­ bilités dirigeantes a demandé et obtenu cette autorisation avant toute négociation. Pour permettre à l’émetteur d’évaluer les circonstances particulières à chaque cas, il convient que cette demande soit motivée et accompagnée d’une explication de l’opération envisagée et d’une description du caractère exceptionnel des circonstances. 
  • Un émetteur peut, dans des circonstances exceptionnelles, permettre à une personne exerçant des responsabilités dirigeantes de procéder à des ventes immédiates de ses actions pendant une période d’arrêt. L’autorisation de l’émetteur doit être accordée au cas par cas, et le premier critère doit être qu’une personne exerçant des responsa­ bilités dirigeantes a demandé et obtenu cette autorisation avant toute négociation. Pour permettre à l’émetteur d’évaluer les circonstances particulières à chaque cas, il convient que cette demande soit motivée et accompagnée d’une explication de l’opération envisagée et d’une description du caractère exceptionnel des circonstances. 
  • Lorsque les personnes exerçant des responsabilités dirigeantes rencontrent des situations imprévues, impérieuses et échappant à leur contrôle, elles ne doivent être autorisées à vendre des actions que dans le but d’obtenir les ressources financières nécessaires. Ces situations peuvent découler d’un engagement financier que la personne exerçant des responsabilités dirigeantes est tenue de respecter, comme une demande exécutoire, y compris une décision judiciaire, et qu’elle ne peut raisonnablement honorer sans vendre les actions concernées. Il peut également s’agir d’une situation dans laquelle s’est mise la personne exerçant des responsabilités dirigeantes avant le début de la période d’arrêt (par exemple un passif d’impôt) et nécessitant le paiement d’une somme à un tiers qui ne peut pas être entièrement ou partiellement financé par la personne exerçant des responsabilités dirigeantes autrement qu’en vendant les actions de l’émetteur.