EDF : Comment l’Etat et la direction embobinent les minoritaires

La démocratie actionnariale n’a pas fonctionné chez EDF, comme elle n’a pas fonctionné chez Renault le 20 avril dernier, avec un conseil d’administration qui a refusé de suivre les actionnaires et de remettre en question la rémunération du PDG. A l’occasion de l’assemblée générale du 12 mai 2016, les actionnaires de l’électricien détenu à 85 % par l’Etat, n’ont pas été correctement informés sur le projet Hinkley Point qui vient d’être renégocié. Ils n’ont pas été consultés alors qu’il s’agit d’engager les deux tiers des capitaux propres d’EDF avec des risques gigantesques. Ils ont eu droit à une histoire à l’eau de rose avec une information financière a minima sur le projet pourtant déjà négocié. Elle tend à confirmer ce que laissait entendre, il y a quelques jours le directeur financier démissionnaire Thomas Piquemal devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale : le gouvernement et la direction d’EDF sont sur le point d’entraîner l’électricien dans une aventure britannique extrêmement risquée sans même avoir bouclé le plan de financement de l’opération.

Un projet Hinkley Point pour sauver des emplois chez Areva et la filière nucléaire française

« Hinkley Point » est un projet colossal qui consiste à relancer le nucléaire en Grande Bretagne avec pour commencer la construction de deux EPR sur le site situés dans le sud de l’Angleterre, et ceci alors même qu’il n’existe pas de consensus à ce sujet chez nos voisins britanniques. Pourtant avec sa filiale EDF Energy, la direction d’EDF est prête à se lancer tête baissée, dans un investissement de 24 milliards € dont 16 milliards € seront supportés sur son propre bilan, aux côtés d’investisseurs chinois. Hinkley Point dont les prémices datent de 2007, a connu maintes faux démarrages et reports de calendrier avec chaque fois un renchérissement des coûts et des discussions de marchand de tapis pour obtenir des subventions, des garanties, ou trouver des partenaires.

Au delà des chiffres, ni le gouvernement, ni EDF ne s’en cachent aujourd’hui : il s’agit de faire en sorte que la filière nucléaire française garde la tête hors de l’eau et qu’Areva ait une dernière chance de conserver une partie de ses emplois, autrement dit de transformer un gouffre financier (l’EPR) en succès commercial.  Or, si ce discours a un sens à l’échelle d’un Etat, il n’est pas admissible de la part d’une société cotée qui doit se préoccuper de l’intérêt de tous ses actionnaires et pas seulement de ceux du majoritaire. Et il n’est pas certain que ce qu’il reste des 4,8 millions d’actionnaires individuels qui ont souscrit en 2005 lors de la mise en Bourse d’EDF, aient plus à y gagner qu’à y perdre.

Pas de plan de financement du projet et une communication désastreuse

Après un investissement de l’ordre de 10 milliards € dans la construction de l’EPR de Flamanville dont la date de livraison ne cesse d’être repoussée et qui ne bénéficie d’aucun retour d’expérience,  EDF se prépare, avant même d’avoir totalement résolu tous les problèmes, à investir de nouveau massivement dans une technologie qui n’a pas fait ses preuves. L’électricien va porter 66 % du projet dans le projet Hinkley Point contrairement à ce qui avait été convenu  en 2012 ( moins de 50 %). Une démarche d’autant plus ahurissante, que le patron du groupe n’a présenté aucun plan de financement de l’investissement spécifique aux actionnaires en assemblée générale, alors même qu’EDF est déjà endetté, dette hybride incluse, à hauteur de deux fois ses capitaux propres et près de 3 fois son Ebitda, des ratios très tendus.

Le groupe a bien annoncé il y a quelques mois, un plan de cession d’actifs de 10 milliards € sans qu’on sache précisément comment EDF va atteindre ce montant, lequel devrait plutôt être affecté au désendettement du groupe. Et ce n’est pas la vente d’actions de filiale RTE qui porte le réseau d’électricité d’EDF, valorisé dans les comptes d’EDF pour 5,2 milliards ( dont la moitié déjà dédié aux provisions pour démantèlement) qui permettra de récolter une telle somme d’argent. EDF n’a pas caché, en outre, qu’il devait mener en parallèle des investissements gigantesques au cours des prochaines années  (reprise d’Areva NP, compteurs Linky, énergies renouvelables, prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires existantes, EPR de Flamanville, concessions hydroélectriques, enfouissement des déchets à Bure etc…). Il s’agit de plusieurs dizaines de milliard € dont plus de 50 milliards € rien que pour le grand carénage. Et nombreux sont ceux parmi le personnel – et pas seulement les syndicats-, qui dénoncent avec Hinkley Point, un projet suicidaire dont on ne connait d’ailleurs pas précisément les contours. Des contours, que  Jean-Bernard Lévy  s’est d’ailleurs bien gardé de préciser en AG. Le PDG d’EDF a surtout mis en avant un projet qui rapporterait du 9 % sur 70 ans sans spécifier que les 15 milliards € investis dans Hinkley Point ne rapporteront pas 1 centime avant une douzaine d’années et dont il faudra d’ici la supporter les frais financiers !

Le miroir aux alouettes du PDG d’EDF 

Voilà qui ressemble bien à une fuite en avant ! C’est d’ailleurs le sentiment qui s’est répandu parmi les actionnaires lorsque Jean-Bernard Lévy a argumenté sur la nécessité de retrouver une crédibilité sur le marché des centrales nucléaires qui, selon lui s’annonce prometteur avec 60 réacteurs en construction. Il s’est dit prêt à remporter des contrats  en Afrique du Sud , en Chine, en Pologne ou en Tchèquie et demain en Inde. Un discours stratégique qui fait complètement abstraction des moyens financiers d’EDF. A l’aune de son Ebitda de 17,6 milliards € en 2015, le groupe semble assis sur un tas d’or mais la réalité des comptes est bien différente. Son cash flow (-2 milliards € en 2015) restera négatif  jusqu’en 2018. EDF s’est mis sur le dos 100 milliards € de remboursement de dettes et d’intérêts d’emprunts. Le groupe doit provisionner chaque année, outre ses investissements, des milliards € pour le démantèlement des centrales, le traitement des déchets radioactifs et ses engagements sociaux. Ses frais financiers s’élèvent à 2 milliards € par an. Et au final s’il reste un bénéfice ( 1,2 milliards € en 2015), le groupe s’est engagé à en reverser entre 55 et 65 % ( hors rémunération de la dette hybride) à ses actionnaires. La réalité, c’est que si le projet britannique est engagé, et si les prix de l’énergie restent au niveau actuel (30 € le MW/h), EDF risque de se retrouver tôt ou tard à sec. D’ailleurs, les agences de rating ne s’y trompent pas : Moodys vient ainsi de déclasser la notation du groupe qui passe de A1 à A2 assortie d’une perspective négative. Et la note pourrait être encore réduite si le coûteux projet de Hinckley Point est maintenu en dépit des risques qu’il comporte.

Un abus de majorité de la part de l’Etat-actionnaire ?

Quant au gouvernement, il a annoncé une recapitalisation de 4 milliards €  ( dont 3 milliards € qu’il s’engage à apporter tout en renonçant à percevoir ses dividendes en cash pour les deux ans à venir) qui sera forcément dilutive pour les actionnaires.  Pour autant, sa position de majoritaire de l’électricien ne lui donne en aucun cas, le droit de se servir d’EDF pour protéger ses propres intérêts, fussent-ils ceux du contribuable ou d’Areva. Il pourrait bien d’ailleurs trouver sur son chemin des minoritaires pour l’accuser d’abus de majorité. Et il serait bien inspiré de faire voter l’investissement dans le projet Hinkley Point en assemblée générale s’il veut échapper à ces accusations, ce que l’AMF n’a pas exigé pour l’instant.

Le refus de la transparence sur un projet qui engage 62 % des capitaux propres

Cohabiter avec l’Etat français, au capital d’une entreprise qu’il contrôle, est une très mauvaise expérience, la plupart des actionnaires en ont maintenant la conviction. Car non seulement l’actionnaire majoritaire tire la couverture à lui, mais il ne joue pas le jeu de la transparence. En assemblée générale 2016, le PDG d’EDF n’a pas daigné répondre aux questions écrites. Rares sont les dirigeants d’entreprises cotées qui osent infliger un tel camouflet aux porteurs d’actions. Jean-Bernard Lévy, quant à lui, s’est contenté de publier les réponses aux questions écrites sur le site internet d’EDF pour la plus grande déception de ceux qui avaient fait le déplacement pour entendre les réponses. En consultant celles-ci  sur le site, on s’aperçoit de surcroit que le président et son conseil n’ont tout simplement pas répondu aux questions dérangeantes sur le projet britannique. Donc la question reste entière : les administrateurs d’EDF ont-ils bien conscience de l’ampleur du projet Hinkley Point et des risques qu’ils encourent s’ils engagent le groupe sur ce terrain ( voir les questions écrites ci-dessous) ?

Pour permettre à chacun de prendre connaissance des points soulevés par l’association des actionnaires salariés d’EDF EAS qui a adressé une partie des questions écrites consacrées à Hinkley Point, nous en publions ci-dessous l’intégralité. Elles attirent l’attention sur une supposée absence de garanties de volume sérieuses dans le contrat négocié, sur les contours exacts du projet au delà des deux EPR,  sur le pacte d’actionnaire avec les partenaires chinois, ainsi que sur le partage des coûts en cas de dérapage du projet britannique. On appréciera la qualité des réponses du conseil.

Questions de EAS (EDF Actionnariat Salarié), association d’actionnaires salariés d’EDF A- Hinkley Point C sur le marché électrique britannique

A – Le Président d’EDF SA déclarait au Sénat le 27 avril :
« Nous sommes doublement garantis sur le volume. Nous avons une première garantie qui est dans le marché, dans le mode de fonctionnement du marché britannique, donc c’est une garantie générique qui est la priorité donnée aux installations de base, puisque le nucléaire fonctionne bien évidemment en base. Et puis nous avons une deuxième garantie sur le volume qui est dans le contrat pour différence spécifique au projet Hinkley Point, négociée avec le gouvernement britannique, et qui est à l’intérieur de ce contrat pour différence. »

Question 1 : Les administrateurs d’EDF SA ont-ils vérifié le projet de contrat CFD ainsi que le code de fonctionnement du système électrique britannique sur le point précis de cette règle qui ferait de la production nucléaire une production prioritaire en base sur le marché électrique britannique ? Par la suite, entre deux centrales nucléaires en concurrence, comment la priorité sera-t-elle effectuée ?

Réponse : Le Conseil d’administration se tient régulièrement informé de l’évolution du projet Hinkley Point depuis de nombreuses années : il prendra sa décision le moment venu sur la base de toutes les informations nécessaires.

Question 2 : Les administrateurs d’EDF SA ont-ils connaissance de la clause spécifique du projet de contrat CFD qui garantit à Hinkley Point un volume de vente ?

Réponse : Le Conseil d’administration se tient régulièrement informé de l’évolution du projet Hinkley Point depuis de nombreuses années : il prendra sa décision le moment venu sur la base de toutes les informations nécessaires

B- Les coûts supplémentaires de construction d’Hinkley Point C supportés par la co-entreprise Nuclear New Build Generation :

Le Président déclarait également le 27 avril qu’EDF « maître d’ouvrage » subirait seul, dans la co-entreprise Nuclear New Build Generation [non enregistrée], une marge des dépassements des coûts de construction de « 1 %, 2 % tout au plus », et qu’au-delà de ce plancher les coûts supplémentaires de construction seraient partagés intégralement dans la co-entreprise, sous entendu prorata les apports respectifs d’EDF Energy PLC et de CGNPC Limited [FC031905].

Question 3 : Les administrateurs d’EDF SA ont-ils connaissance de toutes les clauses du contrat avec la co-entreprise Nuclear New Build Generation [non enregistrėe] qui garantit le partage intégral des coûts supplémentaires de construction entre EDF Energy PLC et CGNPC Limited [FC031905] au-delà d’un plancher de 1 % ou au plus de 2 % ?

Réponse : Le Conseil d’administration se tient régulièrement informé de l’évolution du projet Hinkley Point depuis de nombreuses années : il prendra sa décision le moment venu sur la base de toutes les informations nécessaires

Les surcoûts auxquels ont peut malheureusement s’attendre pour un projet de cette envergure, sont-ils bien calés et qui en supportera le poids ? L’association EAS se demande si les annonces faites par la Direction, expliquant qu’au delà d’un surcoût de 2 %, le coût supplémentaire serait partagé au pro rata de leur part par les partenaires français et chinois. Par ailleurs, au sujet d’éventuels retards dans la livraison, interrogé en AG par un actionnaire qui se félicitait que le contrat puisse rapporter de 9 % à EDF pendant 70 ans et se demandait  » quel diable se cache dans ce contrat », le PDG a fait la réponse suivante : la rentabilité diminuera de 0,2% sur toute la durée du contrat pour chaque semestre de retard.

C- Le pacte d’actionnaires de la co-entreprise relative à Hinkley Point C :

La presse mentionne l’existence d’une clause du pacte d’actionnaires qui confère à l’actionnaire minoritaire CGNPC Limited [FC031905] un droit de veto sur la remontée les dividendes vers la société holding Nuclear New Build Generation Co [non enregistrée].

Question 4 : Les administrateurs d’EDF SA ont-ils connaissance d’une clause du pacte d’actionnaires de la future co-entreprise Nuclear New Build Generation [non enregistrée] qui confèrerait à CGNPC Limited [FC031905] un droit de veto sur la remontée des dividendes vers la société holding Nuclear New Build Generation Co [non enregistrée] puis vers EDF ?

Réponse : Le Conseil d’administration se tient régulièrement informé de l’évolution du projet Hinkley Point depuis de nombreuses années : il prendra sa décision le moment venu sur la base de toutes les informations nécessaires

D- Les projets Sizewell et Bradwell :

Le dirigeant de CGNPC Limited [FC031905], Monsieur Zhu Minhong, a déclaré le 22 mars à la commission de l’énergie et du climat du Parlement Britannique : « Mr Zhu Minhong : First, it is natural to extend our partnership to the UK. That is why we are here, of course. Our partnership will cover HPC, Sizewell C, and Bradwell, and at Bradwell we plan to deploy so-called HPR1000 Chinese technology, provided we can go through GDA assessment. That is our plan. Thank you. ». Devant cette même Commission, le PDG d’EDF Energy déclare juste après : « Mr Vincent de Rivaz : I concur totally what Mr Zhu Minhong just said. We have made huge progress since October to finalise, I think, 2,500 pages of contracts related to three sites, Hinkley, Sizewell and Bradwell, and to two technologies. It is practically completed and when it will be signed, at the same time and— »

Question 5 : Les administrateurs d’EDF SA ont-ils connaissance de la portée économique des 2 500 pages des accords négociés par EDF Energy PLC et CGNLC Limited [FC031905] et qui concernent les trois sites d’Hinkley Point, Sizewell et Bradwel ?

Réponse : Le Conseil d’administration se tient régulièrement informé de l’évolution du projet Hinkley Point depuis de nombreuses années : il prendra sa décision le moment venu sur la base de toutes les informations nécessaires

Question 6 : Les administrateurs d’EDF SA ont ils connaissance du coût spécifique de l’endettement consenti pour construire les infrastructures incluses aux périmètres des trois co-entreprises futures qui ont été publiquement annoncées pour gérer les opérations des centrales de Hinkley Point, Sizewell et Bradwell ?

Réponse : Le Conseil d’administration se tient régulièrement informé de l’évolution du projet Hinkley Point depuis de nombreuses années : il prendra sa décision le moment venu sur la base de toutes les informations nécessaires.

Question 7 : Les administrateurs d’EDF SA ont-ils connaissance du niveau de rentabilité (IRR) qui ressort du financement des trois co-entreprises et des projets associés ainsi retraités ?

Réponse : Le Conseil d’administration se tient régulièrement informé de l’évolution du projet Hinkley Point depuis de nombreuses années : il prendra sa décision le moment venu sur la base de toutes les informations nécessaires.

E- Immobilisations en cours figurant au bilan consolidé du groupe :

Le montant des immobilisations en cours, corporelles et incorporelles, figurant au 31 décembre 2015 s’élèvent à plus de 22,908 milliards d’euros. Ces immobilisations par définition ne produisent aucun EBITDA. A notre connaissance 3 dossiers constituent l’essentiel du montant immobilisé : Flamanville 3, Hinkley Point et LNG Dunkerque.

Question 8 : Nous vous demandons de communiquer les montants des 3 dossiers précités en nous distinguant le montant de immobilisations liées aux constructions, aux intérêts intercalaires et aux études réalisées.

Réponse : Le montant des immobilisations en cours (Immobilisations de production et autres immobilisations corporelles du domaine propre) s’élève, au 31 décembre 2015, à 20,7 milliards d’euros (cf page 354 du document de référence 2015 d’EDF – note 22.1 aux comptes consolidés).
Ces immobilisations en cours correspondent en effet principalement aux projets de constructions d’EPR en France et au Royaume-Uni, et à la construction du terminal méthanier de Dunkerque.

F- Situation d’AREVA :

L’autorité de sureté nucléaire, l’ASN, a concédé quinze jours à AREVA pour faire la lumière sur les « anomalies » de fabrication détectées lors de l’audit de son usine du Creusot.

Question 9 : Alors que l’Etat est actionnaire majoritaire d’AREVA et d’EDF et que le rachat d’AREVA a été estimé à 2,5 milliards par les parties prenantes. Quel nouveau prix les administrateurs sont-ils prêts à accepter au regard des éléments nouveaux qui ne font qu’aggraver la situation ?

Réponse : Lorsque le Conseil d’EDF statuera sur l’offre ferme à adresser à Areva, il prendra en considération l’ensemble des éléments du dossier.

(1) La dette hybride de 10 milliards € a été réintégrée dans l’endettement pour les calculs qui diffèrent de ceux présentés par EDF.

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