Lanceurs d’alerte : Sapin II passe la patate chaude aux parlementaires

Selon le Conseil d’Etat, un lanceur d’alerte est « un acteur civique qui signale, de bonne foi, librement et dans l’intérêt général, des manquements graves à la loi ou des risques graves menaçant des intérêts publics ou privés, dont il n’est pas l’auteur ». Certes, mais de là à lui éviter toute mesure de rétorsion et à l’encourager dans sa démarche, il y a un pas que la Loi Sapin II ne franchit pas encore ! Alors que le procès Luxleaks a mis en accusation un journaliste et deux lanceurs d’alerte pour avoir révélé le scandale des réécrits fiscaux, alors que la justice luxembourgeoise jette une lumière crue sur les risques que prennent les lanceurs d’alerte au service de l’intérêt général, le projet de loi du ministre des Finances propose principalement de payer les frais des procès ! Un rapport du Conseil d’Etat  plutôt partisan que les révélations des lanceurs d’alerte ne sortent pas de la sphère professionnelle  empêcherait d’aller beaucoup plus loin. Il s’oppose en tout cas à toute rémunération des révélations comme c’est le cas aux Etats-Unis sous prétexte qu’ « on ne fait pas un geste civique pour de l’argent » !  C’est évident mais est-il indispensable de perdre son travail, ses économies et sa liberté, pour défendre de bonne foi l’intérêt général ?

Les députés invités à déposer des amendements

Que prévoit la loi Sapin II pour les lanceurs d’alerte ? Pour l’instant pas grand chose mais  le gouvernement s’est engagé à créer un statut du lanceur d’alerte plus homogène, quel que soit son domaine d’intervention : fraude fiscale, blanchiment d’argent, corruption, renseignement… En réaction au scandale des Panama papers, Michel Sapin invite les parlementaires à proposer des amendements pour renforcer la protection des lanceurs d’alerte. La loi Sapin II est en cours d’examen par la commission de lois qui procède à des auditions mi-mai 2016.

lanceur d'alerte

« Vraiment ? » Par ce tweet rédigé en français, Edward Snowden répondait à la déclaration de François Hollande en faveur des lanceurs d’alerte immédiatement après les révélations des Panama Papers. Dans la foulée, le Gouvernement se targuait d’avoir déjà introduit dans sa loi anti-corruption des dispositions protégeant les lanceurs d’alerte. Vraiment ? Là encore, la réalité du texte reste pour l’heure en-deçà des belles déclarations.

La loi prévoit une prise en charge des frais de procédure pour les « personnes souhaitant témoigner ou relater de faits susceptibles de constituer des infractions de corruption, de trafic d’influence, de concession, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds public ou de favoritisme ». Le champ est large, ce qui ouvre la voie aux révélations à tous niveaux. Mais les lanceurs seraient-ils encore soutenus si leurs déclarations ne devaient pas être retenues par l’agence ?

Un anonymat tout relatif pour les lanceurs d’alerte

Des garanties supplémentaires sont apportées aux lanceurs d’alerte du monde financier qui signaleront une infraction à ‘Autorité des marchés (AMF) ou à l’Autorité de contrôle prudentiel (APCR).
L’anonymisation des procédures, n’apparaît pas dans le texte mais se trouve confirmée par l’avis du Conseil d’État : l’agence pourra saisir elle-même la justice, en lieu et place des lanceurs d’alerte qui souhaiteraient rester anonymes. Cela ne les protégera toutefois pas des enquêtes internes menées par leurs employeurs. Et rien n’est précisé sur l’anonymisation des lanceurs d’alerte hors périmètre de l’AMF et de l’APCR.
Les mêmes lanceurs d’alerte financiers ne pourront pas faire l’objet d’un licenciement, d’une sanction, d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération ou d’évolution professionnelle, ou toute autre mesure défavorable. Mais trop souvent, l’interdiction permet seulement de contester un licenciement ou une sanction qui a déjà eu lieu. Le lanceur d’alerte se bat alors dans une procédure de réintégration ou d’indemnisation qui peut durer plusieurs années, surtout quand l’employeur multiplie recours et appels. De plus le lanceur d’alerte a peu de chances de retrouver un emploi dans la même activité. Rien n’est prévu pour l’aider à traverser cette rupture, aucune compensation financière notamment. Elle est réclamée par les associations de lutte contre la corruption ou le blanchiment d’argent.

Dans le privé, les lanceurs d’alerte sont à la rue

Concrètement, le texte n’organise pas encore de véritable parcours d’alerte que les témoins de malversations pourraient suivre. « Dans le secteur privé les lanceurs d’alerte sont à la rue et risquent même la prison, s’insurge André Jacquemet, consultant pour le cabinet de compliance Global BPA. Il y a encore matière à travailler pour assurer leur protection ». Enfin, le secret des affaires pourrait être opposé au droit d’alerte car dénoncer des faits de corruption signifie dénoncer des montages financiers. Une directive sur le secret des affaires a été votée le 13 avril 2016 au Parlement européen. Quels arbitrages législatifs puis judiciaires seront effectués en France ?

Tout pourra encore évoluer en mai 2016 : le projet de loi devrait être complété par un statut homogène du lanceur d’alerte, quel que soit son domaine d’intervention : corruption, fraude fiscale, abus de marché, renseignement… L’onde de choc des Panama papers devrait motiver les parlementaires à améliorer le texte, encouragés par Michel Sapin qui ne pouvait que déclarer sur le plateau de France 2 dans l’émission Cash Investigation du 5 avril : « Si les députés veulent renforcer la protection des lanceurs d’alerte, ils ont le devoir de le faire. » Un devoir auquel le gouvernement ne s’estime manifestement pas tenu.

Crédit Photo: Davide Dormino

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