La « bonne » gouvernance, meilleure façon de tendre vers une création de valeur durable

Interview – Auteur de « La Finance pour les nuls en 50 notions clés»¹ qui vient de sortir chez First Editions, Christophe Nijdam, professionnel reconnu des milieux financiers et spécialiste de la gouvernance d’entreprise, nous a accordé un interview qui fait le lien entre exigence de rentabilité pour l’actionnaire, stratégie d’investissement durable et « bonne gouvernance » d’entreprise.

Banquier aux Etats-Unis dans les années 1980, puis analyste financier pendant la crise des subprimes, dirigeant d’une ONG européenne spécialisée dans la régulation financière post-crise et ancien membre des collèges consultatifs de l’Autorité Européenne des Marchés Financiers (ESMA) et de l’Autorité Bancaire Européenne (EBA), Christophe Nijdam est aujourd’hui responsable de la recherche européenne d’ECGS (une joint-venture de conseil en gouvernance dirigée par Proxinvest). Il siège également comme administrateur à l’Association de Défense des Actionnaires Minoritaires (ADAM) et à l’Institut pour l’Education Financière du Public (IEFP/lafinancepourtous.com).

Q – Dans votre ouvrage « La Finance pour les nuls en 50 notions clés », vous expliquez que certains ratios permettent de déterminer si une entreprise crée ou non de la valeur pour ses actionnaires et donc si l’actionnaire peut s’attendre à ce que son cours prospère. Vous mentionnez notamment l’intérêt de comparer le ROCE et le WACC, de quoi s’agit-il ?

Christophe Nijdam : Avant de créer de la valeur « actionnariale », l’entreprise doit créer de la valeur « économique » tout court. Cette création de valeur économique (voir page 124 du livre) n’existe que lorsque sa rentabilité économique, son ratio « return on capital employed » (ROCE, p. 140) ou encore rendement des capitaux investis est supérieur au coût du capital économique propre à l’entreprise ce que l’on appelle encore le « weighted average cost of capital » ( WACC, p. 118). Quand le rendement des capitaux investis reste inférieur au coût du capital ( ROCE<WACC) c’est l’inverse, on dit alors que l’entreprise détruit de la valeur économique.

Détruire de la valeur (p. 150) pose des problèmes, pas seulement pour l’actionnaire. Au plan micro-économique, l’entreprise qui ne crée pas de valeur, gaspille ses ressources par nature limitées. Et au plan macro-économique, une allocation du capital qui ne porte pas ses fruits, prive de financement un autre projet qui aurait pu être créateur de valeur dans une autre entreprise.

Q – Les actionnaires individuels estiment souvent qu’une entreprise qui dégage un bénéfice comptable, créé de la valeur, pourquoi est-ce insuffisant ? Comment calcule-t-on la rentabilité économique ?

C.N. : Se borner à analyser le bénéfice comptable n’est pas suffisant, on doit raisonner à partir de la rentabilité économique qui, elle, prend en compte le coût des fonds propres, alors que si on se limite à examiner le compte de résultat, le WACC n’apparaît nulle part (p. 98). La rentabilité économique (ROCE) que l’on va comparer au coût du capital (WACC) se calcule en rapportant le résultat d’exploitation après impôt de l’entreprise² à la taille de son actif économique³. On cerne ainsi mieux la rentabilité des montants réellement engagés dans l’activité récurrente de l’entreprise, en quelque sorte son activité « industrielle ».

L’autre apport de la notion de rentabilité économique, au travers de la prise en compte du coût du capital (ou WACC), c’est qu’elle intègre aussi l’économie d’impôt procurée par la déductibilité fiscale des frais financiers liés à l’endettement net (p. 144). Cet effet fiscal, procure un avantage relatif par rapport au financement par fonds propres (p. 12) qui coûte plus cher à l’entreprise puisqu’elle doit rémunérer le risque (p. 10).

Enfin, ce coût du capital économique évolue. Il se calcule avec des taux requis par les bailleurs de fonds, actionnaires pour les fonds propres et les créanciers pour les crédits, aux conditions de marché actuelles (p. 230), qui peuvent être très différentes des taux historiques dont bénéficiait l’entreprise lors de ses précédents exercices. Autrement dit une entreprise peut créer de la valeur économique à une certaine période et en perdre plus tard, bien que son bénéfice comptable reste identique.

Par exemple, en période de bulle boursière, le coût du capital économique est faible (p. 231), les fonds propres sont faiblement rémunérés … jusqu’au jour où on assiste à un krach boursier. Le WACC redevient au contraire très coûteux car il faut rémunérer un risque plus élevé. Maintenir une rentabilité économique satisfaisante devient donc plus difficile, ce qui explique souvent la spirale baissière des actions.

Mon livre contient un cas pratique fil rouge, nommé le « cas Tédral », qui permet des faire des calculs pratiques et d’illustrer 19 des 50 chapitres : ainsi, pour déterminer la création de valeur économique de Tédral, on peut suivre les calculs, pas à pas, aux pages 6, 54, 103, 120 et 128.

bonne gouvernance

Q- Pour résumer, l’entreprise crée le maximum de valeur et est d’autant mieux valorisée qu’elle utilise pour se financer, des capitaux qui lui reviennent le moins cher possible. Du fait des taux très bas actuellement, l’actionnaire va donc être incité à investir dans des entreprises rentables qui privilégient les dettes et obtiennent des taux d’intérêt faibles, autrement dit qui jouent à fond l’effet de levier. Jusqu’où est-ce raisonnable ? Quels sont les risques ?

C.N. :Il y a effectivement des risques. C’est notamment le cas quand il y a une distorsion malsaine du coût du capital économique (WACC) comme c’est le cas depuis les assouplissements quantitatifs (Quantitative Easings, QE) des Banques centrales. Leurs politiques monétaires accommodantes destinées à éviter l’effondrement du système bancaire à la suite de la crise de 2007-2008 (p. 132) ont conduit à une baisse des taux d’intérêt. Les taux anormalement faibles (p. 312) qui en résultent nourrissent des bulles financières déconnectées de l’économie réelle… En quelque sorte, un cercle à nouveau vicieux, porteur potentiel de sa propre déchéance.

Mais il ne faut pas croire que la partie du WACC qui dépend du coût de l’endettement financier net puisse descendre à des niveaux proches de zéro. En effet, si l’effet de levier (p. 161) devient excessif, lorsque les bailleurs de fonds et les agences de notation, font correctement leur métier d’analyse de la capacité de remboursement (p. 77) pour limiter le risque de faillite (p. 199), les taux de marché requis pour rémunérer les risques (p. 288) à la fois des actionnaires et des créanciers repartent à la hausse. C’est ce qu’on appelle le couple indissociable risque/rentabilité (p. 112). Le levier est excessif quand les anticipations de cash flow réellement disponible pour rembourser la dette (p. 88) deviennent insuffisantes.

Prenons un exemple concret :  à la mi-2019, au vu de son endettement financier net et de son cash flow, on peut estimer qu’il faudra 24 ans à Altice Europe pour rembourser ses dettes. Or, son échéancier moyen s’étale sur un peu moins de 7 ans !

En général, les ratings de dette des agences comme Moody’s, Standard & Poors ou Fitch Ratings, sont des indicateurs financiers d’alerte sur les grandes entreprises (p. 78) utiles quand on n’a pas la possibilité d’analyser la capacité de remboursement par le flux de trésorerie effectivement disponible pour rembourser la dette (p. 80).

Q – Sur la question des rachats d’actions destinées à être annulées, ou sur la distribution de dividendes en cash parfois trop généreuse, les avis sont partagés. Dans votre livre « La Finance pour les nuls en 50 notions clés », vous expliquez que si cela ne favorise pas la création de valeur, cela peut éviter d’en détruire, et donc soutenir le cours de l’action, ce qui n’est pas toujours facile à comprendre pour les actionnaires. Certains et notamment les actionnaires salariés, craignent au contraire que les rachats d’actions ou les dividendes trop généreux, privent l’entreprise de sa capacité d’investissement, et l’obligent à mener une politique de court terme. Qui a raison, qui a tort ? Est-il raisonnable de s’endetter pour payer ses dividendes ou racheter ses actions ?

C.N. : S’endetter pour payer des dividendes ou racheter ses actions n’est pas déraisonnable sous deux conditions. Tout d’abord, il faut que l’entreprise n’ait plus réussi à identifier des projets d’investissements (p. 138) dont la rentabilité économique (ROCE) anticipée serait supérieure au coût du capital économique (WACC) requis par ses bailleurs de fonds (créanciers et actionnaires). En somme, que la rentabilité économique de nouveaux projets ne soit pas établie. Si c’est le cas, mieux vaut rendre l’argent à ses actionnaires.

Ensuite, la capacité d’endettement de l’entreprise doit être suffisante pour rembourser sereinement la dette supplémentaire même sans croissance. Il n’est évidemment pas dans l’intérêt des actionnaires « d’épuiser » l’entreprise. Mais laisser une trésorerie excédentaire surabondante aux mains des dirigeants, c’est aussi les pousser à la faute avec la tentation d’investir n’importe comment.

La bonne question qu’il faut se poser c’est plutôt : faut-il changer l’équipe dirigeante si celle en place n’a plus de vision stratégique pour identifier des projets rentables et y investir avec discipline (p. 151). Trop de dividendes ou de rachats d’actions, peuvent masquer un problème de gouvernance.

Rappelons en effet, que les deux moteurs de la création de valeur économique, sont la rentabilité et la croissance (p. 284). Mais avec de la croissance sans rentabilité, on finit par foncer dans le mur. A l’inverse, sans rentabilité, il est impossible d’investir pour la croissance sans faire appel à ses actionnaires et leur imposer une dilution pour commencer.

On a tort de vilipender les dividendes ou les rachats d’actions. Les gens pensent, souvent à tort, que de l’argent distribué ou « rendu » aux actionnaires fini sous un matelas, alors qu’il sera, le plus souvent, réinvesti dans une autre entreprise avec des projets d’investissements ayant une espérance de rentabilité économique supérieure au coût du capital économique.

Cela dit, les actionnaires peuvent aussi se tromper dans le choix des actions (p. 192) dans lesquelles ils réinvestissent la valeur créée par d’autres entreprises. C’est le risque inhérent à l’actionnariat… qu’ils peuvent limiter en diversifiant (p. 156) leurs portefeuilles.

Q- Pensez-vous que la stratégie de l’entreprise qui se contente d’optimiser sa création de valeur à court terme et attend en retour, une hausse de son cours de Bourse correspond à la vision que doit adopter une entreprise socialement responsable qui vise un développement durable ? Y-a-t-il une façon d’optimiser sa création de valeur qui soit propre aux entreprises socialement responsables ?

C.N. : Vous savez, le long terme n’est finalement qu’une succession de court terme… Cela étant rappelé, il est clair qu’une entreprise dont les dirigeants tombent dans le court-termisme pour optimiser leurs rémunérations individuelles n’a pas d’avenir.

C’est du simple bon sens que d’intégrer des critères ESG dans la stratégie de création de valeur de l’entreprise. Bien qu’ils ne soient pas tous pertinents pour toutes les entreprises, celles-ci doivent prendre en ligne de compte le plus grand nombre possible des 17 objectifs de développement durable (« sustainable development goals », SDG) fixés par l’ONU à l’horizon 2030 (p. 213).

Une entreprise, c’est en effet, un corps social essentiel dans nos sociétés contemporaines et il est constitué de plusieurs parties prenantes : clients, collaborateurs, fournisseurs, actionnaires, créanciers, société civile… le tout devant être géré de façon équilibrée pour une création de valeur économique sur la durée.

Bien évidemment, cet équilibre n’est pas facile à trouver au quotidien : c’est tout l’art du management qu’on attend des équipes dirigeantes, et des tensions peuvent exister. Mais c’est à ce stade que la gouvernance, le « G » de « ESG », joue un rôle prédominant. Une « bonne » gouvernance s’assurera que l’entreprise tende vers cet équilibre des parties prenantes.

Q- Plus précisément comment définiriez-vous une « bonne gouvernance » dans une optique responsable et durable ? 

La « bonne » gouvernance consiste, de façon simplifiée, au respect de quelques principes. Il revient aux actionnaires d’élire des membres du conseil d’administration (ou du conseil de surveillance) qui soient :

  • compétents, disponibles et libres d’esprit
  • pour participer à l’élaboration de la stratégie,
  • pour choisir les dirigeants chargés de sa mise en œuvre,
  • pour contrôler son bon déroulement,
  • et pour, si nécessaire, en sanctionner les dérives

La qualité du conseil face aux attentes des actionnaires est primordiale. Le conseil d’administration, c’est la tour de contrôle de l’entreprise. Si votre tour de contrôle est défectueuse, vous risquez la catastrophe en plein vol. Les exemples de « mauvaise » gouvernance qui se sont terminés en désastre pour toutes les parties prenantes sont légion. Par exemple, cette année : Renault, Volkswagen, Deutsche Bank, Bayer, Rallye/Casino, Bourbon, EssilorLuxottica…

A l’instar des ratings de dettes, les ratings de gouvernance qui permettent d’apprécier la qualité de la gouvernance d’une entreprise cotée, se développent pour guider l’actionnaire. Ainsi, Proxinvest/ECGS attribue une notation de gouvernance aux quelques 442 sociétés cotées qui composent l’indice MSCI Europe. Sur une notation étalonnée de 1 à 100, avec une moyenne européenne de 61, on y retrouve les déconfitures précitées en bonne position: Volkswagen avec 17/100 en 2018, Renault à 46, EssilorLuxottica à 47, Deutsche Bank à 52, Bayer à 52 et Casino à 55, sachant que Bourbon n’est pas notée car la société n’appartient pas à l’indice MSCI. Altice Europe noté 39 présente des stigmates en formation du type « Rallye/Casino ».

S’il n’y a pas de « remède miracle » propres aux entreprises socialement responsables, qui permette d’optimiser la création de valeur, la « bonne » gouvernance est certainement la meilleure façon de tendre vers cet objectif.

 

¹ « La Finance pour les nuls en 50 notions clés » (First Editions 2019, 320 pages, 8,95€) explique aussi simplement que possible les principaux concepts de la Finance de marché et de la Finance d’entreprise. L’auteur, Christophe Nijdam nous livre un condensé des enseignements compilés durant ses 40 ans d’expérience comme professionnel de la Finance et ses 18 années de cours à Sciences-Po Paris.

² Le résultat d’exploitation après impôt ou « net operating profit after tax », NOPAT ( 87) est le résultat d’exploitation du compte de résultat, avant frais financiers et charges exceptionnelles, mais après un impôt sur les sociétés théorique calculé sur ce même résultat d’exploitation.

³ L’actif économique ( 3), est la somme des actifs immobilisés (p. 2) et du besoin en fonds de roulement (BFR, p. 52), des retraitements opérés (p. 6) à partir du bilan comptable (p. 58) qui permettent de mieux déterminer les sommes réellement engagées dans l’activité récurrente, en quelque sorte « industrielle », de l’entreprise.