L’extra-territorialité du droit américain terrifie les grands patrons

De quoi ont peur les grands patrons ? Certainement pas des hommes politiques et encore moins des autorités de contrôle ou de la justice française. En revanche, l’extra-territorialité du droit américain est devenue la terreur des états-majors des grands groupes internationaux. A travers une législation très stricte (embargo, loi anti-corruption, contrôles fiscaux etc…) les Etats-Unis utilisent leurs super-pouvoirs pour se poser en gendarme des affaires pénales internationales. BNP, Siemens, Alcatel ou encore Alstom en ont fait les frais récemment. La procédure est très intrusive et les grandes entreprises françaises sont mal préparées.

La nature a horreur du vide. La faiblesse des législations nationales pour faire respecter les règles du jeu des affaires édictées principalement par les Etats-Unis, donne à l’extra-territorialité de la loi américaine tout son sens. Il est rare que l’opinion internationale se dresse contre un embargo américain, qu’elle trouve normal la corruption d’agents publics étrangers ou encore qu’elle soit prête à encourager l’évasion fiscale. C’est là un boulevard pour la justice américaine qui ne dédaigne pas de s’appuyer sur l’opinion publique pour légitimer ses sanctions. Il devient d’autant plus facile pour les Etats-Unis d’imposer leur diktat aux entreprises de tous les pays. Tel, le super héros marvelien, le Department of Justice (DoJ) ambitionne de faire régner l’ordre international.

Voilà pour le côté face,  le côté pile est beaucoup moins sympathique et ce sont les actionnaires qui en font les frais. Les sanctions américaines sont un vrai centre de profit pour l’administration qui dispose de moyens d’autant  plus importants qu’elle inflige des pénalités qui se chiffrent en  milliards d’euros. Le procureur américain veut des gros poissons. Or, ces amendes affaiblissent les entreprises qui sont prises dans les filets. Et il est facile de comprendre que les grandes multinationales d’origine françaises sont des cibles toutes indiquées. Car, en matière de corruption d’agents publics étrangers, la législation française semble inefficace et la volonté d’aller à la pêche aux infractions rarement activée. Un seul cas de sanction a été relevé depuis 2000: Safran en 2012. Rien à voir avec la sévérité du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), la loi américaine anti-corruption.

Comment s’y prend la justice américaine pour pêcher les gros poissons ?

Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), est une espèce de drone à la disposition de la justice américaine qui va lui permettre de s’introduire dans n’importe quelle entreprise, quelque soit sa nationalité et quelque soit son activité.

Le champ d’application du FCPA  est très large et vise à  s’attaquer à  toute société qui pratique la corruption d’agents publics étrangers. Il permet ainsi de poursuivre toute entreprise étrangère, coupable d’actes de corruptions, pourvu qu’elle ait des activités en lien avec les Etats-Unis. Ce lien peut tout aussi bien consister en une cotation au New York Stock Exchange, l’envoi d’un mail via des serveurs basés aux Etats-Unis ou encore des opérations réalisées en dollars.

C’est le fameux Department of Justice (DoJ), qui officie. Il dépend  de l’administration américaine et peut compter sur  l’appui des autres administrations et services : la police du FBI, la Securities and Exchange Commission, gendarme des marchés ou l’Internal Revenue Service (IRS), l’ équivalent de notre administration fiscale. Les super-pouvoirs du DoJ sont donc renforcés par des  super-moyens. Ils sont essentiels pour mener ses enquêtes à l’autre bout du monde et pour réunir des preuves qui obligent ensuite les entreprises visées à coopérer. Très intrusives, ces enquêtes  peuvent être une épreuve longue et pénible pour les entreprises qui ont nagé en eau trouble et se trouvent prises dans les filets.

Pourtant, les dirigeants d’entreprises et même ceux des plus grandes négligent encore trop les risques juridiques liés à de possibles sanctions. Non seulement les pénalités, mais aussi les frais d’avocat qu’ils vont devoir engager pour présenter leur défense et souvent négocier, sont très importants. Aux Etats-Unis, on a l’habitude de  dire qu’il faut compter « 1$ de frais d’avocat pour 1$ d’amende », ce dont les entreprises et leurs actionnaires n’ont pas toujours conscience.

Depuis peu, avec la vague d’amendes américaines jumbo, les entreprises françaises ont été sensibilisées au risque réel encouru en cas de violation du FCPA, mais savent-elles vraiment ce qui les attend ?

Voici donc comment la procédure se déroule.

La procédure démarre comme n’importe quelle instruction à partir des soupçons du DoJ sur une entreprise qu’il suspecte de s’être livrée à des actes de corruption d’agent public. Ces soupçons peuvent être initiés par des lanceurs d’alerte, des plaintes d’entreprises concurrentes ou des informations parues dans les journaux étrangers comme cela a été le cas dans l’affaire Siemens.

Dès qu’il estime les allégations fondées, le DoJ contacte les dirigeants de l’entreprise afin de leur faire part de ses suspicions et leur demande des éclaircissement sur l’ensemble de l’affaire.

Il sollicite d’emblée la coopération de l’entreprise.  Sa démarche consiste à lui demander de faire sa propre enquête interne, sachant que l’entreprise ne sait pas toujours de quelles informations dispose le DoJ. Cette approche présente un gros avantage.  L’administration qui fait souvent référence à des faits passés, peut ainsi gagner du temps. Et surtout, cela peut lui éviter si l’entreprise joue le jeu, d’avoir recours pour ses enquêtes à des procédures de coopération policière entre Etats, souvent lourdes et compliquées.

Le DoJ, lorsqu’il a mis un pied dans la porte, va réclamer à l’entreprise tous les documents dont elle dispose sur l’affaire en question. Il peut s’agir de tous les contrats, des versements, des mails, du nom des personnes en lien de avec l’affaire.

L’entreprise peut décider de ne pas répondre aux sollicitations de cette administration, mais c’est une attitude risquée car ce dernier peut décider de lui infliger des sanctions administratives telles que le retrait d’une licence bancaire ou l’exclusion des procédures de marchés publics ce qui peut s’avérer désastreux au plan des affaires. C’est notamment ce qui est arrivé à la banque Standard Chartered, qui refusant de répondre aux sollicitations du DoJ s’est vue menacer du retrait de sa licence bancaire. Menace qui l’a contraint en 2012 à s’asseoir à la table des négociations.

L’entreprise qui décide de collaborer avec le DoJ afin de faire toute la lumière sur toute l’affaire peut se faire assister par des cabinets d’avocats et d’audit spécialisés dans ce genre de procédure d’analyse. Il faut alors prévoir d’y consacrer d’importants budgets.

Tout au long de cette phase d’’inspection, le DoJ et la société vont procéder à des échanges de documents, des entretiens et vont garder un contact régulier. Cette phase de la procédure n’est pas limitée en termes de durée, d’objet. A tout moment, le spectre de l’enquête américaine peut être élargie par le DoJ, selon les découvertes qui jalonnent cette étape.

D’autres organismes interviennent généralement. Du côté français, le Service Centre de Prévention de la Corruption (SCPC), en application de la loi de blocage, va s’assurer que les informations communiquées par les entreprises ne soient pas de nature à porter atteinte aux intérêts nationaux. Du côté américain, le DoJ pour analyser les documents envoyés par l’entreprise se fera quant à lui assister par le IRS, le fisc américain, la SEC, le gendarme des marchés financiers ou le FBI. Ils vont éplucher les documents pour déceler toutes les anomalies comptables, financières ou même fiscales.

Si, lors de la phase d’enquête, il ressort des éléments du rapport qu’il y a bien eu une infraction au FCPA, le Doj va tenir compte de plusieurs éléments pour déterminer les suites à donner à la procédure.

Le Non Prosecution Agreement

Il va par exemple, tenir compte du fait que la société disposait déjà d’un programme de contrôle et de prévention des infractions efficaces mais qui a été contourné par des salariés ou agents. Il sera enclin à plus de clémence, si toutes les mesures nécessaires avaient été prises dès la découverte des infractions par la société elle même, afin de mettre fin aux pratiques litigieuses. Le DoJ va également chercher à comprendre s’il s’agissait ou non d’un système de corruption institutionnalisé. S’il s’agit, au contraire, d’un acte isolé, que les dirigeants ne pouvaient pas soupçonner, le DoJ prendra ce fait en considération et proposera  la signature d’un « Non Prosecution Agreement » (NPA).

Il s’agit d’une transaction qui stipule que des poursuites ne seront pas menées ni contre la société ni contre ses dirigeants.

A la conclusion de cet accord, l’entreprise est amenée à signer un « statement of facts », rédigé par le DoJ, qui constate les faits. Ils peuvent être accablants pour la société et il faut craindre parfois que l’entreprise ne soit pas tout à fait d’accord avec la description qui en faite. Cependant, il ne s’agit pas d’une reconnaissance de culpabilité et les avocats incitent généralement leur client à signer car sinon, ce qui les attend peut être beaucoup plus coûteux.

La signature de cet accord a néanmoins des effets importants: elle engage l’entreprise à ne jamais contester publiquement les faits tels qu’énoncés dans l’accord. Signer un « statement of facts » n’est pas anodin. Il peut avoir des conséquences en terme de sécurité juridique puisqu’en cas de procès devant une autre juridiction l’entreprise verra sa défense liée aux faits constatés par écrit par le DoJ.

Le NPA prévoit aussi que l’entreprise fasse également une déclaration dans laquelle elle s’engage à veiller à ce que ce type d’infractions ne se reproduise plus dans l’entreprise.

Le DoJ prononce ensuite une amende, qui, le plus souvent, a été négociée avec l’entreprise et ses avocats, en tenant compte de sa bonne foi, de sa coopération et de la gravité des faits.

Le Deferred Prosecution Agreement

Lorsque le DoJ constate que l’entreprise n’avait pas de programme contrôle et de prévention efficace, qu’elle n’avait prévu aucune procédure permettant à des lanceurs d’alerte internes, de rapporter les faits, que ceux qui tirent la sonnette d’alarme ne sont pas protégés ou s’il constate plus généralement que le système de prévention des infractions de corruption, était défectueux, les sanctions s’annoncent plus sévères.

Dans ce cas, le Doj enclenche un DPA (Deferred Prosecution Agreement). Cet accord tire son origine d’une loi de 1974, le Speedy Trial Act, autorisant les procureurs à différer les poursuites avec l’autorisation du tribunal.

Le défendeur c’est à dire l’entreprise incriminée bénéficie alors d’un sursis durant lequel elle peut « se racheter ». Cet accord peut dans certains cas être homologué par un juge fédéral, ce qui lui donne plus de poids et permet au DoJ d’engager des poursuites en cas de non respect des mesures qu’il va alors imposer.

Cet accord peut être secret ou rendu public par le DoJ. Il prévoit le paiement d’une amende, souvent plus importante que celle prononcée dans le cas d’un NPA, et la mise en place d’un programme de compliance ( éthique et conformité) sévère au sein de l’entreprise.

Il arrive également qu’il s’accompagne de sanctions de nature administrative comme l’exclusion provisoire des procédures d’appel d’offre américaines.

Le programme de compliance vise alors à mettre en place des procédures de contrôle et de prévention des infractions efficaces, au sein de l’entreprise. En règle général le DoJ va mandater un « monitor » indépendant spécialisé dans les procédures de compliance. Il sera choisi parmi ceux proposés par l’entreprise. Ce « monitor » est chargé de veiller au bon déroulement de l’opération et de tenir au courant le DoJ durant tout le déroulement de la procédure, de tout ce qui se passe chez le défendeur. La durée du mandat du monitor varie en fonction de la taille de l’entreprise et des mesures à mettre en place. Elle est fixée par le DoJ.

Cette étape est très contraignante pour l’entreprise puisque le monitor dispose d’un pouvoir de contrôle et de vérification étendu. En effet il peut réclamer que lui soit communiqués tous les documents qu’il estime nécessaire à la réalisation de sa mission.

Cela peut présenter des risques s’il s’agit de documents stratégiques concernant les politiques de développement à l’international, les techniques de commercialisation ou encore de méthodes de management. En terme d’intelligence économique, l’entreprise peut redouter que des informations importantes soient transmises à la concurrence.

Le Service de Contrôle et de Prévention de la Corruption (SCPC) sert alors de garde fou. C’est par lui que transitent les communications entre le DoJ et le monitor.  Sa mission est de veiller à ce que les informations transmises au Doj ne soient pas de nature à porter gravement atteinte à l’entreprise. Le SCPC opère donc comme un filtre.

A la fin de son mandat, le monitor remet son rapport final au DoJ. C’est le compte rendu de mission. Si le DoJ constate que le programme de compliance a été correctement mis en place, il fait homologuer le DPA par un juge fédéral. Cette homologation relève souvent d’une simple formalité. Elle assure à l’entreprise que de nouvelles poursuites ne seront plus  intentées contre elle et contre ses dirigeants s’agissant de l’affaire en question. La procédure est à ce stade close.

Lorsque le rapport témoigne d’une mauvaise exécution de l’accord par l’entreprise, celle-ci s’expose à des sanctions pour inexécution d’un contrat. De plus, il est mis fin à la procédure de transaction et de négociation avec l’administration et le contentieux est transféré devant un juge fédéral.

Le Guilty Plea

Lorsque le DoJ constate que l’entreprise n’a pas coopéré et qu’elle n’a pas répondu à ses sollicitations. Ce qui est parfois le cas, lorsque celle-ci pense par exemple qu’elle va gagner du temps ou qu’elle redoute les rouages de la justice américaine pour des faits qu’elles considère comme enterrés ou mineurs, le DoJ déploie alors d’importants moyens financiers et humains pour mener l’enquête de son côté. C’est alors que ses super pouvoirs et ses super-moyens deviennent le plus redoutables.

S’il relève une infraction, le DoJ peut infliger des sanctions administratives ou arrêter toute personne qu’il soupçonne d’avoir commis des actes de corruption ou qui serait liée à l’affaire litigieuse, dès qu’elle met les pieds sur le territoire américain. L’effet est généralement immédiat. Il s’agit là d’une véritable alerte pour l’entreprise qui prend conscience de la gravité de la situation et décide généralement de coopérer.

Il arrive aussi que l’entreprise réponde aux sollicitations mais que le DoJ estime qu’elle fait preuve de mauvaise foi en essayant de dissimuler des informations sensibles qui pourraient démontrer sa culpabilité. Elle peut aussi ne pas mettre fin aux pratiques litigieuses en essayant de rendre plus complexes ses méthodes de corruption en particulier, afin de les dissimuler.

Si le DoJ parvient à démontrer ces faits, il constate alors la culpabilité de l’entreprise et décide de la sanctionner fermement.

Cela suppose qu’il dispose suffisamment d’éléments probants pour confirmer la culpabilité de la société et de ses dirigeants, ce qui est souvent le cas lorsqu’elle a arrêté des salariés qui sont passés aux aveux.

En position de force, le DoJ soumet alors les dirigeants de l’entreprise à un Guilty Plea (plaider coupable). Il s’agit d’un accord par lequel l’entreprise reconnait sa culpabilité. Souvent elle n’a pas d’autre choix que de le signer, étant donnés les éléments à charge contre elle.

La procédure quitte alors le domaine de la transaction avec l’administration et c’est le juge qui intervient. La procédure est cependant allégée et accélérée et le juge prononce rapidement une sanction avec à la clef le paiement d’une amende. Les cas les plus récents montrent que la sanction peut être très lourde. S’il est toujours possible aux avocats de l’entreprise de tenter de négocier le montant de l’amende, leur marge de manoeuvre devient limitée compte tenu des faits et de la reconnaissance de culpabilité qui a été faite.

Que ce soit, le NPA, le DPA ou le Guilty Plea, ce type de transaction pénale peut paraitre très choquant de ce côté-ci de l’Atlantique. Primo parce qu’il s’agit d’une forme de justice qui met un prix sur les infractions plutôt qu’elle ne punit, mais surtout parce que les droits élémentaires de la défense sont parfois négligés.

Cependant, ce que l’on appelle encore le Deal of Justice, est monnaie courante aux Etats-Unis dans les affaires de corruption et le procès est  l’exception. Les avocats américains poussent leurs clients à accepter ces deals partant du principe qu’une mauvaise conciliation vaudra toujours mieux qu’un bon procès dont personne ne sait comment il se terminera.  Ainsi, est-il devenu extrêmement rare d’assister à des procès ayant trait à des affaires de corruption, avec la possibilité pour les avocats d’exercer les droits de la défense. Les entreprises étrangères prises dans les filets de la justice américaine, préfèrent reconnaître les faits et négocier une amende même très lourde, plutôt que de prendre des risques en termes d’image et de perdre des  affaires aux Etats-Unis.

A terme, les amendes qu’il faut révéler aux actionnaires,  ajoutées aux changements  qui s’imposent à l’entreprise,  peuvent avoir un effet vertueux à long terme sur les pratiques commerciales. Les dirigeants qui ne jouent pas le jeu savent en tout cas maintenant clairement à quoi leur entreprise est exposée, si des faits de corruption échappent au contrôle interne qui s’impose désormais.

* Nous remercions Maître Stéphane de  Navacelle, avocat aux barreaux de Paris et New-York, spécialiste en droit pénal des affaires, qui nous a éclairé sur la procédure FCPA.

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Roberto
8 années plus tôt

Votre article est très complet bien qu’un peu long.
Il faut regretter que les actionnaires individuels n’aient pas encore pris pleinement conscience des risques que couraient les multinationales françaises dès lors qu’elles sont en délicatesse avec la justice américaine.
Pas grand chose a changé dans l’information données par les dirigeants, d’ailleurs, qui continue à mettre la tête dans le sable.
J’ai retrouvé cet article du Revenu que j’avais mis de côté, il y a un an. Il faut croire qu’on n’a pas encore assez parlé de ces risques juridiques. Continuez à nous informer.
http://www.lerevenu.com/les-actionnaires-mal-informes-des-litiges-en-cours-avec-ladministration-americaine