AG 2018 : au moins 22 sociétés du SBF120 avaient publié des faux résultats de votes

Des erreurs en série ont émaillé les résultats des votes communiqués aux actionnaires après les assemblées générales du printemps 2018. D’après nos informations, une quarantaine de grands émetteurs cotés sur Euronext Paris auraient indiqué des scores faux pendant et après les AG. Une partie d’entre eux, ont publié de discrets erratum sur leur site internet depuis la mi-juillet et jusqu’à ces jours derniers. L’enquête menée par minoritaires.com, a permis d’identifier chez 22 sociétés du CAC40 et du SBF120, les émetteurs qui ont inséré des rectificatifs. Les erreurs ont trait aux quorum¹ et/ou aux scores des résolutions présentées au vote des actionnaires. Le tout porte sur des paquets d’actions, mal enregistrées, en plus ou en moins, représentant une contrevaleur de 12 milliards €. Malgré l’importance de l’évènement qui n’est peut-être pas si exceptionnel qu’on veut le laisser croire, l’Autorité des marchés financiers a refusé de répondre à nos questions à ce sujet. Le gendarme des marchés tourne le dos à ce qui est devenu un problème de place et à ce jour, rien ne dit qu’il a enquêté à ce sujet. BNP Paribas qui domine l’industrie du vote en AG avec sa filiale BNP 2S, a laissé entendre qu’elle pouvait être à l’origine des erreurs commises. Elle n’a pas  accepté de donner de détails et encore moins de communiquer la liste des émetteurs concernés, dont certains ont probablement refusé de corriger le résultat des scrutins.

12 milliards € d’actions en plus ou en moins dans les grandes AG du printemps 2018

Dans la mesure où ces erreurs sont camouflées, et tant que la lumière n’est pas faite sur ce qui s’est réellement passé, l' »incident » ne fait pas honneur à la Place de Paris, c’est le moins qu’on puisse dire. Le cas le plus ahurissant concerne la Société Générale dont l’assemblée s’est tenue le 23 mai 2018. Fin septembre ou début octobre, la banque de la Défense a discrètement modifié le résultat des votes des résolutions par ses actionnaires, qui figurait sur son site Internet. Quatre mois après la publication de ses votes erronés, elle a découvert subitement que son quorum n’était pas de 51,3 % mais de 61,3 %, un chiffre pourtant proche de celui de 2017. (Lire notre article à ce sujet)

La Société Générale n’a pas diffusé de communiqué pour rendre public son erreur de quorum qui porte sur 10 % du capital. Elle n’a pas non plus modifié sa Lettre aux actionnaires qui indique toujours l’ancien quorum. Elle s’est contentée, de compléter le document intitulé « Assemblée Générale mixte du 23 mai 2018 -Résultat du vote des résolutions » en ajoutant la mention «correctif». Un correctif qui porte tout de même sur  plus de 3 milliards € d’actions Société Générale perdues dans les méandres des systèmes de vote dont la fiabilité a fait défaut.

La thèse peu crédible d’un incident informatique chez BNP 2S qui aurait touché tous les émetteurs 

Un « problème informatique », « un dysfonctionnement », « une erreur technique », un «incident»  qui serait « imputable à un prestataire financier » dont le nom parfois cité serait « BNP Paribas » … les explications sur les erratum des 22 sociétés identifiées, quand elles existent restent très floues. Quatre à 6 mois après la fin des AG des émetteurs cotés, on ne sait toujours pas ce qui s’est vraiment passé. 

La plupart des actionnaires qui ne reviennent pas consulter les résultats des votes n’ont probablement jamais été informés de ces erreurs en chaîne. Sur les 22 grands émetteurs identifiés, notre décompte laborieux a permis d’identifier que 11 émetteurs appartiennent au CAC40 et 11 au SBF120. Les corrections a posteriori portent sur les quorums et/ou les résultats des votes et parfois même les procès verbaux d’assemblées générales. Seuls deux émetteurs, se sont fendus d’un communiqué pour le faire savoir.

Des rectificatifs a posteriori qui en disent long sur la transparence de certains émetteurs

Certains quorums ( nombre d’actions ayant voté/ nombre d’actions composant le capital de la société) ont étés revus à la hausse, d’autres à la baisse, sans qu’on sache expliquer précisément comment de telles erreurs ont été possibles.

Comme la Société Générale, dans le meilleur des cas, les émetteurs ont griffonné un discret erratum sur leur site internet, imputé l’erreur à un « intermédiaire financier » et remplacé les anciens chiffres faux par de nouveaux. Douze émetteurs parmi les plus grands, ont pourtant affiché des erreurs qui mériteraient plus d’explications. Les AG identifiées se sont déroulées entre le 18 avril et 30 mai 2018, ce qui met à mal l’hypothèse d’une panne informatique unique de courte durée chez le dépositaire BNP Paribas 2S, qui aurait pu être à l’origine des votes erronés.

Les votes corrigés, ayant conduit à des erreurs de quorum significatives, portent sur 3% du capital chez Axa, 3,4 % chez Kering , 2,6 % chez Schneider Electric, 2,4 % chez Essilor, 1% chez Peugeot SA, 4,3 % chez Ipsen, 3% chez  Faurecia, 1,65 % chez Altamir qui s’ajoutent aux 1,4 % de votes en plus ou en moins chez Vinci et aux 3,7 % chez Accor (Lire notre article).

Les autres rectifications de votes ont eu un impact plus marginal. Elles concernent Danone, Eiffage, Elis, Eurazéo, Icade, Legrand, CGG, EDF, Aéroport de Paris ou encore L’Oréal.

Une résolution rejetée chez Vinci suite au correctif 

A part chez Vinci (Lire notre article), pour l’instant, les rectificatifs n’ont pas remis en cause le sens des votes des résolutions. Il n’en reste pas moins que la façon dont les correctifs ont été rendus publics par ces grand émetteurs en dit long sur leur transparence et leur mode de communication des données extra-financières. Un prochain sujet pour l’Autorité des marchés financiers qui, s’est penchée récemment sur la qualité de ce type d’informations, mais qui dans le cas présent, n’a semble-t-il, pas souhaité donner d’instructions.

Faut-il rappeler que dans le registre extra-financier, les résultats des votes en AG sont des données qui prennent de la valeur et auxquelles les analystes ESG, ont raison d’attacher de l’importance. Les investisseurs s’en servent pour repérer les « signaux faibles » identifiables via des variations minimes de scores en AG. Même quelques % de « contre », en plus ou en moins, peuvent témoigner de l’adhésion des actionnaires à la stratégie menée par un dirigeant, de la reconnaissance de la qualité des administrateurs, de l’influence de certains minoritaires, de la cohésion de l’actionnariat etc. Les votes sur la rémunération du PDG, le renouvellement de son mandat, les scores des résolutions d’augmentation de capital sans droit préférentiel de souscription, de mesures anti-OPA ou de modification des statuts, apportent souvent des informations précieuses.

Ni vu ni connu, L’Oréal corrige ses résultats de vote sans erratum puis rajoute deux lignes par la suite

Faute d’instruction, chaque émetteur a donc mis son correctif à sa sauce… Au moins trois sociétés parmi les 22 ont utilisé « la gomme et le crayon » afin d’effacer les résultats initiaux, ni vu ni connu, sans donner d’explication. Chez Aéroport de Paris, prête pour la privatisation et chez EDF, deux sociétés détenues par l’Etat, les erreurs portaient sur seulement quelques centaines ou quelques milliers d’actions, rien de très significatif. Chez L’Oréal, qui capitalise 103 milliards d’euros, l’erreur de quorum portait sur 0,80 % du capital soit 835 millions € en actions, dont le vote avait été pris en compte « à tort », ce qui n’a eu que très peu d’incidence sur les scores des résolutions si ce n’est une différence de 0,02 % sur la numéro 9 concernant les conditions de la retraite du PDG Jean Paul Agon. Après avoir simplement remplacé les chiffres sans aucune mention, L’Oréal a probablement jugé que le maquillage faisait mauvais effet. L’émetteur a corrigé de nouveau le document et a ajouté deux lignes de correctif au tableau discrètement modifié, sans mentionner la date à laquelle les modifications ont eu lieu. ( Voir les trois documents qui se sont succédés : le premier, le deuxième et le troisième)

Schneider Electric, Scor, Peugeot et Danone ont joué la transparence

Il a été plus facile d’identifier les rectificatifs des émetteurs qui ont fait preuve de transparence. Vinci et Accor (Lire notre article) ont fait un effort vu l’ampleur des votes erronés et leurs conséquences. Ils ont publié un communiqué sur leur site en plus du rectificatif sur le fichier de résultat des votes de l’AG. La société Elis a mis sur un site boursier le document des votes rectifiés, le portant ainsi à la connaissance du public. Quant à Schneider Electric, Scor, Peugeot (PSA), Icade et Danone, ils ont été les seuls à republier sur leur site, un document qui détaille les rectifications, rappelle les quorum et les scores « faux »  résolution par résolution, et mesure les écarts avec les « vrais » scores et quorum, ce qui permet aux actionnaires de mesurer par eux même l’importance de l’erratum.

Axa envoie une Lettre aux actionnaires en septembre mais ne leur signale pas le correctif

Entre ceux qui ont adopté une communication aussi transparente que possible, et ceux qui ont simplement utilisé la gomme, se trouvent une dizaine de grandes sociétés cotées dont la Société Générale. Pour ces émetteurs qui ont joué à cache cache, les chiffres des quorum et les scores ont été rectifiés sans toujours indiquer les scores précédents et même parfois sans indiquer le quorum initial comme chez Kering (Lire notre article). La mention rectificatif figure souvent en haut du tableau, avec des explications réduites au strict minimum, et surtout la plupart du temps sans indiquer à quelle date est intervenu l’erratum.

Enfin, si parfois l’erreur est infime et peut expliquer cette attitude, ce n’était pas été le cas pour Axa. L’assureur a discrètement corrigé les chiffres des résultats de votes de l’AG du 25 avril 2018, le 19 juillet 2018. Mais l’erreur portant sur 5 % des actions votantes, n’a même pas été signalée dans la Lettre aux actionnaires publiée par Axa en septembre 2018.

Le contre-feux du Collège de l’AMF ne résout pas le problème

Ces erreurs de votes en AG que Colette Neuville, la présidente de l’Adam, dénonce depuis des années, ont eu au moins un effet bénéfique pour les actionnaires. Elles ont poussé le collège de l’Autorité des marchés financiers, à faire des déclarations. Très critiqué l’an dernier sur la question de la transparence des votes en AG ( voir notre article), le gendarme des marchés a rafraîchit début octobre, de nombreux documents destinés à la participation des actionnaires individuels aux AG. Face aux attaques dont il risque de faire l’objet, il s’est aussi dépêché d’ouvrir un contre-feux proposant quelques mesurettes destinées à calmer le jeu.

Le collège de l’AMF a finalement soutenu les conclusions d’un groupe de travail sur le sujet. Celui-ci proposait que soit élaboré un « guide de place sur le traitement des votes en AG ». Le régulateur va aussi recommander aux sociétés de publier le nombre total de droits de vote rejetés dont elles ont connaissance au jour de l’AG. Il préconisera également que les actionnaires puissent demander une confirmation de la prise en compte de leur vote dans les trois mois qui suivent l’AG, ce qui nécessitera un changement de la loi.  L’entrée en application de cette disposition, bien compliquée pour l’actionnaire, mériterait d’être rétroactive. Les actionnaires des AG de 2018 pourraient ainsi vérifier la validité des votes de certains émetteurs soupçonnés de ne pas avoir corrigé les erreurs.

L’exemple italien pour plus de transparence sur les votes 

Mais rien de tout cela, ne protégera vraiment l’actionnaire contre une fraude de l’émetteur, puisqu’il ne pourra vérifier que son propre vote. Pourquoi la démocratie actionnariale a autant de mal à s’exercer en France, pourquoi ne ferait-on pas simplement, comme en Italie, où la Consob recommande aux émetteurs la publication sur leur site, des minutes de l’AG, accompagnées de la liste des actionnaires présents ou représentés lors du vote ainsi que le nombre de voix exprimées ?

A voir,  l’exemple des minutes de l’AG du groupe italien Luxottica qui s’est tenue le 19 avril 2018.

¹Le quorum est le nombre ou le pourcentage minimum d’actions présentées ou représentées dans une assemblée générale pour qu’une délibération ou une décision puisse être validée.